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Une dizaine de rats erraient, hagards, dans la cage suivante.

— Apathie, perte de repères sensoriels, répétitions d’actes a priori sans logique, désolidarisation du groupe, comportements asociaux, voire paranoïaques… Cette phase peut durer plusieurs heures avant que les spécimens ne sombrent dans un profond sommeil. Les premiers cobayes ne se sont pas encore réveillés… Par contre, fit-il avec des yeux de glace, regardez ce que ça donne quand on augmente la dose…

Neuman se pencha sur la cage et retint son souffle. Il y avait des dizaines de cadavres derrière les vitres, dans un état affreux : pattes rognées, museau arraché, pelage écorché, tête à moitié emportée ; les survivants, qui déambulaient au milieu du charnier, ne valaient guère mieux…

— Après une brève euphorie, la totalité des spécimens ont perdu le contrôle, pas seulement de leurs inhibitions, expliqua Tembo. Certains ont commencé à s’entre-dévorer. Les dominants ont agressé les plus faibles, n’hésitant pas à les tuer, avant de les déchiqueter. Puis ils sont passés au reste des cobayes… Le carnage a duré des heures, jusqu’à épuisement.

Il ne restait que les dominants : deux rats de laboratoire qui avaient dû être blancs, sans queue, avec chacun un bout de tête scalpée et qui se regardaient de loin.

— Ils sont en état de choc, commenta le légiste. Nous avons autopsié plusieurs cadavres et décelé de graves séquelles au niveau du cortex… La drogue semble provoquer une accélération des réactions chimiques, certaines générant alors une substance qui agit comme un catalyseur, si bien que la vitesse de réaction part de zéro puis s’emballe, déclenchant la catalyse et accélérant encore le processus… Comme une bombe atomique, et la fission de noyaux d’uranium.

— En clair ?

— Euphorie, hébétude, manque, fureur, état de choc : le comportement du consommateur varie selon la dose administrée.

— Une idée de la réaction chimique sur les humains ?

Le légiste lissa la pointe de sa barbe.

— Les résultats peuvent varier selon les antécédents, le système nerveux et le poids de la personne, dit-il, mais d’après nos tests comparatifs, on peut avancer sans trop se tromper qu’avec une dose d’un centimètre cube, la personne intoxiquée décolle. À deux centimètres cubes, passé le moment d’excitation, on flotte dans une forme de torpeur paranoïaque : c’était l’état de Nicole quand on l’a assassinée… Avec une dose de trois centimètres cubes, on entre dans une phase d’agressivité incontrôlée. À quatre, on détruit tout sur son passage, en finissant généralement par soi… Bref, on devient dingue.

— Stan était dans quel état au moment de sa mort ? s’enquit Neuman.

— Totalement hors cadre, répondit Tembo. Il s’est injecté plus de dix doses.

Le soir tombait quand Neuman quitta la morgue de Durham Road.

Il avait vu Dan et Brian un peu plus tôt, de retour du pénitencier de Poulsmoor : Sonny Ramphele dealait de l’herbe aux surfeurs de Muizenberg et le petit frère avait visiblement pris la suite, avec un produit beaucoup plus toxique. Stan jouait de son physique pour piéger sa clientèle féminine blanche et étendre son réseau parmi la jeunesse dorée de Cape Town. Avait-il profité de la virée à la plage de Muizenberg avec sa copine Nicole pour se fournir en drogue ? L’iboga pouvait expliquer l’intrusion nocturne dans le Jardin botanique — planer sous les étoiles et faire l’amour dans les fleurs — mais le reste ne collait pas : si les amants avaient échangé leur trip en vue d’une partie de jambes en l’air, Stan avait trompé Nicole sur la marchandise. Il lui avait fait prendre un produit sophistiqué et ultra-dangereux, noyé dans des cristaux de tik…

La rumeur qui grondait dans le corps de Neuman remontait de loin. Qu’on ait massacré une jeune femme alors qu’elle faisait l’amour parmi les plus belles fleurs du monde, l’idée qu’on doive payer pour son plaisir l’écœurait.

* * *

Dan raconta l’histoire du zèbre mal aimé et de la pie, qui lui avait volé ses rayures. Il finissait par les récupérer mais toutes mélangées, si bien que plus personne ne le reconnaissait dans le troupeau ; ça l’arrangeait, le zèbre.

— Et la pie ? s’enquit Tom.

— Elle a attendu la saison des pluies et l’arrivée d’un arc-en-ciel pour lui voler ses couleurs, répondit son père.

Franc succès dans les travées des lits superposés. Il fallut encore dire bonsoir à Baggera, la panthère étonnamment noire, parlementer avec la clique de Tom disposée sur son lit, après quoi seulement c’était le tour d’Eve, qui alors consentait à la boucler, attraper son doudou par la peau du cou et se coller le pouce jusque-là.

— Bonne nuit, mon girafon, dit-il en l’embrassant sur les yeux.

Dan ferma la porte de la chambre avec une lame dans le ventre. La peur toujours : peur de perdre Claire, de ne pas être à la hauteur… Les petits anges dormaient dans des draps de fakir.

Il se calma un peu avant de rejoindre sa femme, qui lisait en bas.

Ils ne regardaient plus la télé depuis sa maladie ; au début ils trouvaient ça bizarre — ça ne leur traversait même plus l’esprit de l’allumer — et puis ils s’étaient rendu compte que leur temps ensemble valait mieux que des émissions de cuisine.

Dan et Claire s’étaient rencontrés cinq ans plus tôt dans un bar de Long Street, un soir anodin qui avait changé leur vie. Fletcher avait grandi dans une famille de la petite bourgeoisie anglophone de Durban où son homosexualité latente s’était résumée à quelques masturbations semi-honteuses dans les toilettes du club de sport où de jeunes gaillards entreprenants l’avaient soulagé sans qu’il osât passer à l’acte — la pénétration, grand tabou masculin. Claire chantait ce soir-là des standards des années 1970, accompagnée par un guitariste noir accrocheur — I Wanna Be Your Dog ; même unplugged, ça l’avait mené en laisse jusqu’à ses hanches souples qui, dans sa robe cintrée, ondoyaient sous les spots… Sa grâce, les dreadlocks blondes qui tombaient sur ses épaules dénudées, sa voix grave et triste, presque masculine : Dan grésillait. Il l’avait abordée au bar avec ses yeux cassés et Claire avait dit oui à tout, tout de suite : des enfants, la vie.

Cinq ans.

Aujourd’hui Claire ne chantait plus, ses cheveux étaient tombés par poignées, même le dessin miraculeux de ses hanches avait fondu sous les rayons. La beauté bombardée, et l’effroi qui gisait sous les fleurs : Dan ne supporterait pas sa disparition. La menace qui pesait sur eux les avait taillés dans le cristal et sous ses airs mâles et rassurants, c’était lui le plus fragile…

— Ça va ? fit Claire en le voyant revenir de la chambre.

— Oui, oui…

Sa femme lisait, les pieds repliés sur le canapé du salon. Elle portait un chemisier blanc qui descendait sur ses cuisses, un short moulant en coton et des lunettes à monture d’argent qui, avec son livre, lui donnaient un air studieux assez appétissant… Il se pencha sur la couverture :

— C’est quoi ?

— Rian Malan.

Le Sud-Africain qui avait écrit My Traitor’s Heart, ce terrifiant chef-d’œuvre.

— C’est son dernier, précisa Claire.

Mais Dan ne semblait pas très concentré sur l’œuvre du journaliste-écrivain. Il la regarda recaler une mèche blonde derrière son oreille — elle n’avait pas encore l’habitude de sa perruque — et s’agenouilla sur le parquet. Elle avait les chevilles fines, douces, émouvantes… Claire oublia son livre et dans un sourire ferma les yeux : il embrassait ses pieds, une foule de petits baisers comme une poudre d’amour répandue là, il les léchait et sa langue en se lovant entre ses orteils l’excitait… terriblement. Elle adora ses mains à fleur de peau, ses doigts furetant sous le coton de son short… Elle sentit qu’elle mouillait et, ravie, se laissa basculer en arrière…