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Ils avaient à peine fini de faire l’amour que le téléphone sonnait au pied du canapé. Craignant qu’il ne réveille les enfants, Dan fit un mouvement pour attraper l’appareil. Claire s’agrippa dans le même mouvement, encore tout encastrée en lui : il décrocha à la cinquième sonnerie.

— Je te dérange ?

C’était Neuman.

— Non… Non…

Dan avait des étoiles dans la tête et un archipel de comètes en guise d’oreiller.

— Je passe te prendre demain matin pour une petite balade en bord de mer, annonça Neuman. Brian aussi est dans le coup…

Le ventre de sa femme le tenait au chaud, fermement :

— OK.

— N’oublie pas ton arme, cette fois…

— Non, promis.

Dan sourit en raccrochant. Pur camouflage. Il n’en avait jamais fait part à Neuman, encore moins à Claire, en réalité une trouille bleue lui mordait la tripaille : sa fée malade, les enfants, il n’était qu’une mauviette qui tremblait pour les siens… Claire le rappela à elle par une subtile contraction du périnée. L’amour avait rosi ses joues pâles : elle souriait pour de vrai, courageuse, amaigrie, confiante.

Dan ravala une gorgée de pitié devant sa perruque légèrement désaxée, mais son bassin ondulait doucement le long de son sexe. Elle murmura :

— Encore.

10

Gulethu ne savait plus quand les choses avaient commencé à se détraquer. Dix ? Douze ans ? La puberté perturbée, des actes sauvages, incandescents — était-ce sa sœur, sa cousine ? Gulethu ne se souvenait plus. De rien. Un refoulement qui avait englouti jusqu’à sa propre surface. L’iceberg flottait aujourd’hui au gré du courant, sans destination ni pilote.

La tradition zouloue voulait que les gens coupables d’inceste pourrissent vivants. Sonamuzi : le péché de famille, dont il s’était rendu coupable. « Pas ma faute », criait-il dans le noir : c’était la malédiction qui pesait sur lui et ces sales petites garces qui l’avaient mené en bateau. C’était l’ufufuyane qui les rendait folles. Sexuellement hors de contrôle. L’ufufuyane, la maladie qui touchait les jeunes filles et s’abattait sur lui. Le danger était partout, il suffisait de voir leurs déhanchements en revenant de la corvée d’eau, leurs seins lourds décolletés au soleil, et leurs sourires qui vous accrochaient sur le chemin comme à une toile d’araignée… Gulethu avait été leur victime, leur proie, et non l’inverse, comme l’avait décrété le chef du village : l’ufufuyane était la cause de tout, l’ufufuyane avait été envoyé par les esprits pour le tromper. Mais personne ne l’avait écouté. On l’avait banni du village : « Qu’il pourrisse vivant ! »

On aurait pu l’égorger comme un zébu sacrifié, l’écorcher pour lui rappeler la puissance du tabou ancestral, les villageois avaient préféré le laisser se décomposer lentement, selon la tradition. Gulethu avait rejoint la ville, du moins ses townships, où d’autres avant lui s’étaient mêlés aux ordures.

Le pouvoir du sonamuzi était puissant : l’umqolan, la sorcière qu’il avait consultée, le savait bien. Quelqu’un lui avait parlé d’elle, Tonkia, une vieille édentée qui concoctait des remèdes, à qui on prêtait des accointances avec les esprits contraires. L’umqolan connaissait sa malédiction. Elle en avait déjà soigné. Elle repousserait le péché de famille qui pesait sur ses nuits. Elle confectionnerait un muti pour lui, une potion magique qui l’éloignerait de sa destinée. Il ne pourrirait pas. Pas maintenant. Une jeune Blanche le sauverait. N’importe laquelle, pourvu qu’elle soit vierge. Il suffisait de lui ramener le sperme qui l’avait déflorée.

Gulethu avait soigneusement préparé son coup. Il avait promis beaucoup au jeune Ramphele, sans tout lui dire. Les choses s’étaient déroulées comme il l’avait espéré jusqu’à ce que cette maudite garce se mette à crier : des cris de chienne en rut. L’ufufuyane l’avait rattrapée, elle aussi : zouloues, métisses ou blanches, les chiennes étaient toutes possédées. Jamais une jeune vierge n’aurait écarté les cuisses de la sorte, ni proféré toutes ces insanités : les esprits contraires étaient intervenus, avant qu’il eût la moindre chance de confectionner son muti.

Il avait essayé de la contenir, mais la garce hurlait de plus belle…

Les cris le réveillèrent en sursaut. Gulethu se dressa sur son séant, les yeux grands ouverts. Des sueurs froides inondaient son visage, il haletait, entre deux mondes, distinguant à peine les murs miteux du hangar. Il vit bientôt les paillasses éparpillées sur le sol, les autres qui ronflaient, et revint à la réalité… Non, ce n’était pas les hurlements de la fille qui l’avaient réveillé : c’était l’umqolan qui l’avertissait d’un danger.

Stan était mort mais les flics pouvaient interroger son frère en prison. Ils pouvaient venir fouiner sur la plage… Le Chat ne devait pas être mis au courant : jamais.

11

Le malaise le prit dès le réveil. Un poids sur le cœur, comme s’il avait couru sous l’eau pendant des heures, la tête à l’envers. Une mort en apnée. Epkeen s’assit sur le bord du lit, chercha dans le fatras de ses souvenirs, ne trouva pas la queue d’un rêve. Une impression de corvée flottait dans l’air de la chambre, comme quoi le petit matin aurait mieux fait de fermer sa grande gueule. Ce con de réveil n’avait pas sonné. Ou il avait oublié. Sa tête le grattait. Mal dormi. La station debout n’arrangea rien.

Brian avait rendez-vous avec les autres, au train où allaient les choses il n’aurait pas le temps de déjeuner, il faisait déjà chaud et cette virée à la plage, avec ou sans son copain « Jim », ne lui disait rien.

— Hum… minauda Tracy, enfoncée sous les draps. Tu t’en vas ?

— Oui. Je suis en retard…

Brian releva la mèche rousse qui courait sur sa joue. Maladroite en tendresse, Tracy attrapa sa main et la tira vers elle.

— Viens, dit-elle sans ouvrir les yeux : reste avec moi.

C’était stupide, il venait de lui dire qu’il était en retard.

— Allez ! insista Tracy.

— Lâche-moi, darling.

Il n’avait pas envie de jouer. Sa ténacité l’agaçait. Il n’était pas amoureux : il aurait dû lui dire hier soir que ça ne servait à rien, une histoire sans espoir, il n’était que le sel d’un océan de larmes, mais Tracy avait roulé sur lui ses gros seins pleins d’amour et son cœur s’était fendu comme une bûche, à la première incartade, vaincu volontaire… Une défaite de plus.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lança la barmaid en risquant un œil au-dessus des draps.

Brian sortait de la douche :

— Rien… Rien du tout.

Il s’habilla avec ce qui lui tombait sous la main.

— Les clés sont sur la table de la cuisine, dit-il. Tu n’auras qu’à les balancer dans les pots de fleurs.

Tracy le regardait sans comprendre. Il prit son arme et sortit de chez lui.

* * *

Un vent violent soufflait sur la plage de Muizenberg. Neuman ferma le bouton de sa veste qui couvrait son Colt 45. Epkeen et Fletcher suivaient en se protégeant le visage des nuages de sable que soulevaient les bourrasques. Passé les cabines pittoresques et désuètes, la plage s’étendait sur des kilomètres, jusqu’au township.