Ils avaient interrogé les parqueurs de voitures aux dossards criards qui dealaient aussi un peu de dagga : l’un d’eux avait reconnu Stan Ramphele sur la photo (il avait un pick-up) et la fille (une jolie petite blonde). Pas d’autres infos, ni des flics locaux, ni des indics cuisinés depuis des jours.
Ils quittèrent la jetée de bois qui longeait les premières dunes et commencèrent à marcher sur le sable meuble. Contrairement aux week-ends où les citadins affluaient, la plage de Muizenberg était presque vide ; les rares baigneurs se concentraient devant la promenade et la cabine de secouristes, où deux blondinets aux colliers africains surveillaient de près leur musculature. Neuman leur avait montré la photo de Ramphele, mais des jeunes Noirs en Gap et Ray Ban en plastique, ils en voyaient passer des dizaines tous les jours. Idem pour la petite blonde censée l’accompagner…
Les vagues s’abattaient avec fracas, gobant quelques surfeurs au passage : ils interrogèrent les chevelus en combinaison qui en ressortaient vivants, n’obtinrent que des moues salées. Ils marchèrent. Encore. Les habitations se firent rares. Il ne resta bientôt plus qu’un planchiste au large et des paquets de vagues mal léchées qui déboulaient en trombe. Epkeen était en sueur sous son blouson de toile, il commençait à en avoir marre de cette balade, vingt minutes qu’ils marchaient dans la glu. Fletcher à ses côtés ne disait rien, silhouette indolente sous le soleil et les tourbillons qui venaient fouetter leur visage. Neuman marchait devant, insensible aux éléments. Un, deux kilomètres… Ils aperçurent alors un groupe d’hommes, à l’abri d’une dune. Des Noirs, une demi-douzaine, qui buvaient de la tshwala[22] sous une paillote dépenaillée. Une fille dansait à l’ombre ; la musique, contre le vent, ne leur parvint que plus tard — une sorte de reggae, que crachait un ghettoblaster…
Neuman fit signe à Epkeen d’aller y jeter un œil : eux poursuivraient jusqu’aux dunes — une mince fumée grise s’échappait un peu plus loin, emportée par le vent. Brian fila droit sur le bar improvisé, des cuisses dorées en ligne de mire…
Les rafales soulevaient des nuées. Fletcher se cala dans le sillage de Neuman et le suivit jusqu’aux dunes blanches.
Une odeur de poulet grillé flottait dans l’air, et une chose encore indicible. Ils virent une cabine de plage vermoulue, un braai[23] installé à l’abri du vent, et deux hommes avec une casquette en toile qui s’occupaient des grillades. Neuman évalua le terrain, ne vit que la crête des dunes et les types tournés vers eux. Porté par les bourrasques, le reggae de la paillote leur parvenait par bribes. Neuman approcha. La porte de la cabine, entrouverte, ne tenait debout que par pure fantaisie. Les deux Noirs en revanche étaient raides.
— Nous cherchons cet homme, dit-il : Stan Ramphele.
Les types tentaient de sourire, les yeux rouges : un Noir tout en nerfs, la trentaine, les dents partiellement pourries par la malnutrition et la dope, l’autre plus jeune, qui s’enfilait une bière en regardant sa canette comme si le goût changeait à chaque gorgée.
— On connaît pas ce gars-là, dit-il, l’haleine chargée.
— Vous avez pourtant la tête d’un de ses clients, répliqua Neuman. Stan, insista-t-il : un dealer de dagga qui s’est mis à la dure…
— Je sais pas, man… Nous on profite de la plage, c’est tout !
Le vent fit voler les cendres dans le barbecue. Ils avaient des cicatrices sur les bras, le cou…
— Vous venez d’où ? demanda Neuman.
— Du township. Pourquoi, man ?
Fletcher se tenait en retrait, la main sur la crosse de son arme.
— On a retrouvé Stan dans son mobil-home avec une dose de poudre à s’en casser les veines, répondit Neuman. Un mélange à base de tik. Vous en pensez quoi, les gars ?
— Faudrait avoir envie d’en parler, répondit Tout-en-nerfs.
Neuman poussa la porte de la cabine de plage, vit une paire de jumelles sur le sol miteux. Un modèle haut de gamme, qui ne collait pas avec ces minables. Ils les avaient vus venir. Ils les attendaient.
Le sourire de Tout-en-nerfs se figea, comme s’il devinait ses pensées. Son compère fit un pas pour contourner le barbecue.
— Toi tu bouges pas, lâcha Fletcher en sortant son arme du holster.
Il sentit au même instant une présence dans son dos :
— Toi non plus !
Un revolver se planta contre sa moelle épinière. Caché derrière la cabane, un troisième homme venait de surgir. Neuman avait dégainé son arme mais il ne tira pas : le chien était relevé sur les cervicales de Fletcher et le type au Beretta avait les yeux vides, d’un noir éteint. Un tsotsi d’à peine vingt ans qu’il avait déjà croisé quelque part : l’autre jour, sur le terrain vague, les jeunes qui savataient Simon… Fletcher balaya les environs du coin de l’œil mais c’était trop tard : les autres avaient tiré deux revolvers du sac de charbon sous le barbecue.
— On lève les mains, les poulets ! siffla Tout-en-nerfs, le canon braqué sur Neuman. Gatsha, tu prends son flingue : doucement !
— Un geste, et ton copain a une balle dans la tête ! aboya le plus jeune.
Gatsha avança vers Neuman comme s’il mordait, et arracha le Colt de ses mains.
— Calmez-vous…
— Ta gueule, négro !
Le calibre dans la nuque, le chef édenté avait forcé Fletcher à s’agenouiller, les mains sur la tête. Les autres sifflèrent quelques insultes en dashiki, avec des rictus de victoire. Le Zoulou ne bougea pas : Fletcher suait à grosses gouttes devant le barbecue, exsangue, et ses jambes tremblaient de concert. Neuman jura entre ses dents : Dan était en train de flancher. On pouvait le sentir à la dilatation de ses pores, au vent de peur qui l’étreignait et à ses mains perdues sur sa tête…
— Colle-toi là, toi ! lança Tout-en-nerfs à l’attention de Neuman. Les mains plaquées !… T’entends, connard !
Neuman recula contre la cabine de plage, plaqua le dos et les mains sur le bois fissuré. Gatsha l’avait suivi. Il retint son souffle quand le tsotsi pressa le revolver contre ses testicules.
— Tu bouges d’un pouce, je te fais sauter les couilles et toute la merde qui va avec…
Joey, le jeune Noir croisé sur le chantier, tira alors un couteau de sa ceinture, qu’il passa devant ses yeux :
— On s’est déjà vus, hein poulet ?
Il ricana et, d’un coup sec, planta la lame dans le bois vermoulu. Neuman tressaillit : le tsotsi venait de lui clouer l’oreille contre la porte.
— On bouge pas, j’ai dit ! prévint le gosse, les vaisseaux des yeux éclatés.
Le canon compressait ses testicules. Son oreille le brûlait, un sang tiède coulait le long de son cou, lobe et cartilages avaient été transpercés par la lame qui le tenait rivé contre la porte. À quelques pas de là, Fletcher tremblait sous les bourrasques, à genoux, le calibre planté dans la nuque.
— Alors poulet, on a peur ? Tout-en-nerfs pressa le policier face contre terre. Tu sais que tu as une gueule de petit pédé… On t’a déjà dit ça ? Sale petit pédé de flic…
Le plus jeune gloussa. Gatsha gardait le doigt sur la queue de détente.
— Qu’est-ce que vous diriez d’un poulet grillé, les gars ? relança le chef sous sa casquette. Celui-là a l’air à point !
— Hey, man ! Du poulet grillé ! Oh oh !
— On pourrait lui donner une chance, non ?
— Ouais !
— Non !
Les deux tsotsis se disputaient pour le plaisir, mais Gatsha ne relâchait pas la pression sur les testicules de Neuman, la gorge serrée.