— Allez Joey ! Apporte de quoi découper le poulet !
Fletcher, maintenant allongé sur le sable, ne cessait plus de trembler. Joey tendit un panga[24] à son aîné.
— Laissez-le, souffla Neuman, cloué au bois de la cabane.
— Va te faire foutre, négro.
Ali eut un regard furtif vers la paillote, comme si Epkeen pouvait le voir.
— Inutile de compter sur ton petit copain blanc : on s’occupe de lui…
Il crut distinguer la silhouette de Brian à travers la brume de chaleur, se trémoussant sur la piste improvisée de la paillote… Qu’est-ce qu’il foutait, ce con ?
Tout-en-nerfs se pencha vers le jeune flic à terre, passa la machette sur son dos comme pour en nettoyer la lame :
— Maintenant tu vas faire le poulet… Tu entends ? (Il susurra à son oreille :) Tu vas faire le poulet, ou je te saigne, petit pédé… Tu entends ?!… FAIS LE POULET !
Fletcher adressa un regard paniqué à Neuman.
— Laissez…
La pression du canon lui vrilla le bas du ventre. Le temps se figea. Il n’y avait plus que le vent scalpant les dunes et les yeux cruels du tsotsi suintant de mépris au-dessus de Dan. Même la musique ne lui parvenait plus. Le chef allait frapper : Fletcher pouvait le sentir dans ses os, ce n’était plus qu’une question de secondes. Il chercha Neuman du regard, ne le trouva pas.
Il émit un pauvre hoquet qui ne couvrait pas le bruit de ses sanglots.
— La moitié d’un geste et t’es mort, souffla Gatsha à l’oreille sanguinolente de Neuman.
— Mieux que ça ! éructa l’autre, le panga à la main. Mieux que ça !
Fletcher éructa un pauvre keut keut, qui alla se perdre dans le fracas des rouleaux.
— Ah ! Ah ! s’esclaffa l’autre, les yeux fous. Regardez-moi ce poulet ! Oh ! Le joli petit poulet !
Le flic tremblait près du barbecue, le visage enfoui contre le sable. Le tsotsi se dressa :
— Regarde ce que j’en fais, moi, des pédés dans ton genre !
D’un coup de machette, il lui trancha la main droite.
Epkeen jaugea la petite foule assemblée devant la glacière. Ils étaient une demi-douzaine à danser sous la paillote, notamment une métisse à la robe franchement décolletée. Elle se pavanait en buvant sa bière, le regardait d’un air insistant, les lèvres jouant sur le goulot. Le ghettoblaster crachouillait du reggae, des musiciens de Marley… La fille se tortillait sur le sable, les types butinaient autour comme des abeilles : seul le grand Noir qui servait la tshwala avait plus de trente ans. Des tatouages aux bras, de mauvaise qualité — probablement faits en détention…
— Salut ! lança la fille en abordant Epkeen.
— Salut.
— Tu danses ?
La métisse prit sa main sans attendre de réponse et, l’enroulant de ses bras, l’entraîna sur la piste improvisée. Il respira son parfum de réglisse et l’ajout malheureux du houblon. Sa bouche, malgré une dent manquante, restait jolie.
— Je m’appelle Pamela ! cria-t-elle par-dessus la musique. Mais tu peux m’appeler Pam ! ajouta-t-elle sans cesser de danser.
Il se pencha vers son décolleté pour répondre à son oreille :
— Comme une pam pam girl !
La fille sourit d’un air goulu. Les autres leur adressaient des signes amicaux, suivant le rythme des Wailers. Emporté par l’élan de la fille, Epkeen se trémoussa un peu : Pamela se lovait contre lui, joueuse, provocante… Il sortit la photo de Ramphele.
— Tu connais ?
La liane se dandina autour du cliché, secoua la tête pour dire non, et se colla en un long frisson contre son échine — sa peau poivrée crachait le feu.
— Tu me paies une bière ?
Pam le regardait avec une expression de supplication enfantine, comme si le monde était suspendu à ses lèvres. Les autres les observaient. Epkeen fit signe au tatoué qui brassait la bière. Ils attrapèrent leur verre en plastique avec une sensualité d’acrobate et, dansant toujours, trinquèrent au vide. La musique empêchant de soutenir une conversation, l’Afrikaner tira la fille vers les herbes qui bordaient les dunes.
Pam lui souriait comme s’il était très beau.
— Stan Ramphele, insista-t-il en lui plantant de nouveau la photo sous les yeux : un jeune qui passait ses journées sur la plage… Un beau mec. Tu l’as forcément croisé.
— Ah oui ?
— Stan dealait de la dagga et depuis peu une sorte de tik… Ici, sur la plage.
La fille se trémoussait toujours.
— Tu es flic ? lança-t-elle.
— Stan est mort : je cherche à savoir ce qui lui est arrivé, pas à t’embarquer, toi ou tes copains.
Le vent faisait tinter les breloques dans ses cheveux. Pam haussa les épaules :
— Tu sais, moi, je suis qu’une fille de plage…
Son sourire troué s’échoua à ses pieds. Le reste continuait de tanguer dans l’azur : elle but sa bière d’un trait, se rattrapa à lui et se mit à rire.
— Ne me dis pas que tu m’as attirée jusqu’ici pour me parler de ce gars !
— Tu avais la tête d’une fille honnête, mentit-il.
— Et là, dit-elle en posant sa main sur ses fesses : je suis honnête ou malhonnête ?
Les herbes pliaient sous la brise, le bruit des vagues se mêlait au reggae et Pam tâtait la marchandise, en connaisseuse : elle poussa son bas-ventre contre le sien, s’alanguit sur son sexe, s’abaissa pour le frôler de ses seins, s’agenouilla enfin. Epkeen sentit la main de la métisse filer dans son dos : en une seconde, Pam avait tiré l’arme du holster.
Elle se redressa à une vitesse stupéfiante compte tenu de sa position, ôta la sécurité et braqua le calibre.38 sur l’Afrikaner, qui avait à peine esquissé un geste.
— Tu bouges plus, fit-elle en armant le chien. Les mains sur la tête !… Allez !
Epkeen ne cilla pas. Un homme apparut, terré derrière la dune. Le tatoué qui servait la bière…
— C’est bon, lui lança-t-elle sans cesser de menacer le flic. Mais ce con refuse de lever les bras.
— Ah oui ? fit le tatoué en approchant.
Il avait une arme sous sa chemise rasta.
— Tu vas mettre ta sale gueule face contre terre ! siffla Pam.
Au lieu d’obéir, Epkeen tira un curieux objet de sa veste en toile : le knout des aïeux, et sa boucle de cuivre.
— Tans pis pour ta gueule ! éructa Pam en visant la tête.
La fille pressa la détente, deux fois, tandis qu’Epkeen se ruait sur le type. Pam continua de tirer, à vide, comprit que le.38 n’était pas chargé. Le tatoué dégaina mais la tige de cuir, en s’abattant sur sa joue, lui arracha un morceau grand comme un steak. L’homme eut un cri étouffé et, chancelant sous un rideau de larmes, ne vit pas venir le second coup : le.32 qu’il tenait sous sa chemise lui gicla littéralement de la main.
Pam avait vidé le chargeur entre les omoplates d’Epkeen, qui fit volte-face. Le knout brisa le poignet de la fille, qui lâcha le.38 en couinant. Dans son dos, le tatoué voulut ramasser le calibre à terre : le cuir d’hippopotame lui ouvrit les phalanges jusqu’à l’os. Le cœur d’Epkeen battait à tout rompre : ils n’avaient pas affaire à des petits dealers de plage mais à des tsotsis tueurs de flics. Une rafale de vent fit cligner ses yeux. Abandonnant son arme, le tatoué déguerpit vers la paillote en se tenant la joue. La fille n’avait pas encore pensé à s’enfuir : elle regardait son poignet cassé comme s’il allait tomber. Epkeen la crocheta à la pointe du menton. Il releva la tête, vit le tatoué remonter la dune en courant.