Il entendit alors un cri au loin, par-dessus les rouleaux. Le hurlement d’un homme, qui venait de l’autre côté des dunes…
Dan.
— Vas-y, souffla Gatsha à l’oreille fendue de Neuman. Fais-moi le plaisir d’ouvrir ta sale gueule de négro. Vas-y, que je te fasse sauter les couilles…
Il pressait si fort que Neuman avait envie de vomir. Un geste et il était mort. L’autre n’attendait que ça. Fletcher pleurait en regardant sa main tranchée, effaré, comme s’il ne voulait pas croire à ce qui lui arrivait. Le sang arrosait les pieds du barbecue, le vent tourbillonnait, il sanglotait comme un enfant terrorisé que personne ne viendrait sauver. Il était seul avec son moignon et sa main sur le sable, détachée du corps. Il vivait un cauchemar.
Neuman ferma les yeux quand le tsotsi lui coupa l’autre main.
Fletcher eut un cri affreux avant de s’évanouir.
— Du poulet rôti ! éructa Tout-en-nerfs, la machette brandie.
Joey souriait, extatique. Le tsotsi ramassa les mains coupées et les jeta sur la grille du barbecue. Neuman rouvrit les yeux mais c’était pire : le flot de sang qui giclait des moignons, son ami à terre, évanoui, les braises attisées par le vent, l’odeur de viande, le grésillement des mains sur la grille incandescente, la lame du couteau qui le clouait comme une chouette au cabanon, le revolver dans ses tripes et les yeux défoncés de Gatsha qui riaient, insensés.
— Ah ah ! Du poulet rôti !
Les bourrasques volaient, furieuses, dans les braises ; Tout-en-nerfs planta son genou dans le dos de Fletcher, qui ne réagissait plus. Il le tira par la racine des cheveux et, d’un coup de machette, l’égorgea.
Le cœur de Neuman cognait à tout rompre. Le fantôme de son frère passa dans son dos ruisselant. Ils allaient découper Dan en morceaux, ils allaient le faire griller sur la plage, après quoi ils passeraient à lui. Il serra les dents pour chasser la peur qui ramollissait ses cuisses. Un liquide tiède continuait de couler sur sa chemise et Fletcher agonisait sous ses yeux épouvantés.
Le tsotsi à la machette se tourna vers le plus jeune :
— Joey ! Va donc voir où en sont les autres pendant qu’on s’occupe du négro…
Tout-en-nerfs songeait à des morts spectaculaires quand la tête de Gatsha explosa : projeté par l’impact, le gamin n’eut pas le temps de presser la détente. Les autres se tournèrent aussitôt vers la paillote d’où provenait le coup de feu : une silhouette longiligne dévalait la dune — un Blanc, qui tenait un revolver à la main. Ils brandirent leurs armes et le prirent dans leur mire.
Des bouts de chair et d’os avaient giclé sur son visage mais Neuman réagit en un éclair : il tira la lame qui le rivait au cabanon et se rua sur eux. Tout-en-nerfs sentit le danger. Il retourna son arme vers l’homme au couteau, trop tard : cent kilos de haine se plantèrent dans son abdomen. Le tsotsi recula d’un mètre, avant de tomber à genoux.
Epkeen essuya un premier coup de feu, qui souleva un peu de sable à ses pieds, le second se perdit dans l’azur : il stoppa sa course au pied de la dune, et visa. Face au soleil, le type n’avait pas une chance : il l’abattit d’une balle dans le plexus.
Près du barbecue, le chef du gang regardait son ventre, incrédule, la lame enfoncée jusqu’à la garde. Neuman ne prit pas le temps de retirer le couteau : il attrapa les mains qui grésillaient sur la grille et les jeta sur le sable.
Epkeen regardait le monde comme un ennemi, à la recherche d’une autre cible. Il vit alors le corps mutilé de Fletcher au pied de la dune. Neuman s’était précipité à son chevet. Il ôta sa veste, prit son pouls. Dan respirait encore.
Epkeen accourut enfin, pâle comme un linge.
— Appelle les secours, lui lança Neuman en pressant la jugulaire. Vite !
DEUXIÈME PARTIE
ZAZIWE
1
— Qu’as-tu, grand frère ?
— Je brûle.
— Et tes genoux ?
— Ils cognent.
— Ton short rouge ?
— Tu vois bien, il ruisselle.
— Et tes joues, grand frère, tes joues ?!
— Deux sillons de pétrole.
Andy avait brûlé sous ses yeux : les larmes noires s’évaporaient comme du caoutchouc sur ses joues, des bulles crasseuses qui crevaient là, pétrifiées… Les miliciens avaient lâché le supplicié, ce n’était plus la peine, il tenait debout tout seul, ou plutôt il cherchait un endroit où il pourrait se tenir debout. Andy avait voulu se rouler à terre mais la gomme s’était déjà fondue à lui : il pouvait toujours gesticuler, pousser des cris à vriller les tympans de la Terre, ça ne lui donnerait pas un endroit où disparaître.
Le temps s’était compressé dans l’esprit d’Ali. Sans doute trop petit pour vraiment comprendre. Tout était flou, irréel, étrangement dépassé. Il distinguait des silhouettes dans la nuit, les yeux injectés sous les cagoules, l’arbre-potence au milieu du jardin, la lune fissurée, les gyrophares de la SAP au bout de la rue, les vigilantes[25] qui montaient la garde autour de la maison, les flics en civil qui éloignaient les voisins, mais tout était faux, sauf ces larmes noires qui dégringolaient sur les joues de son frère…
Andy était devenu incendie, une torche consumée, un phare renversé. Ali n’entendait ni les voix ni les échos de la rue, il était sourd au chaos et les images continuaient de se superposer, vides de sens : il y avait sa mère derrière la fenêtre, le visage plaqué contre la vitre et qu’on forçait à regarder, les vociférations, les haleines fétides des géants, même l’odeur de caoutchouc lui passait telles des flèches au-dessus de la tête.
Les hommes le tenaient pour qu’il ne rate rien du spectacle « Regarde bien, petit Zoulou ! Regarde ce qui arrive ! », mais la peur de mourir l’avait mis KO. Ali avait honte, une honte de faible, à en oublier Andy qui brûlait : lui vivait encore, cela seul importait.
Il ne vit pas ce qui arriva ensuite : le monde avait basculé côté pile, la lune tombée en morceaux.
Quand il rouvrit les yeux, les hurlements avaient cessé. Le corps ramassé d’Andy gisait à terre, un oiseau mazouté, et toujours cette effroyable odeur de grillé… Ali vit alors son père pendu et la réalité lui revint comme un boomerang.
Pas de doute : il était bien chez lui, en enfer.
Une main l’empoigna par la racine des cheveux et le tira derrière la maison…
Le vent lissait les herbes et l’océan vif-argent qui miroitait au crépuscule. Neuman suivit le chemin de pierres jusqu’au sommet de la falaise. Passant à sa hauteur, une mouette en suspension le dévisagea avant de plonger dans le gouffre.
Le phare de Cape Point rougeoyait, désert. Ali contourna le mur tagué, s’accouda au muret. Tout en bas, des vagues grises se jetaient sur les criques. La peur passait, pas l’odeur de chair brûlée.
On avait transféré Dan à l’hôpital le plus proche, dans un état critique. L’hélicoptère de l’équipe des secours avait mis près de vingt minutes avant d’atterrir sur la plage de Muizenberg : une heure dans leur tête.
Ils eurent beau serrer des garrots, bloquer le flux des artères, colmater les brèches avec leur veste, leur chemise, Dan fuyait comme d’un chinois. Ils lui parlaient, ils lui disaient qu’on allait recoudre ses mains, ils connaissaient un spécialiste, le meilleur, il en aurait des neuves, des plus belles encore, plus habiles, des mains pour ainsi dire chirurgicales, ils disaient n’importe quoi. Claire, les enfants, eux aussi avaient besoin de lui, aujourd’hui, demain, les autres jours de la vie, ils lui parlaient alors que Dan était inconscient, étendu comateux, la gorge tranchée dans un rictus affreux, et tout ce sang que le sable buvait… Neuman revoyait son visage terrifié devant la machette, ses yeux clairs qui le suppliaient, et puis ses pleurs d’enfant quand on avait tranché la première main… C’est lui qui l’avait mené dans ce cauchemar.