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Le temps était passé. Trois années où Ruth avait sombré dans le spiritisme et les cures de repos. La santé n’était pas son fort, et la fatalité son obsession : elle était morte d’une rupture d’anévrisme la veille de sa sortie de prison. François, que son père n’avait pas autorisé à assister aux obsèques, l’avait suivie dans le mois : un suicide, d’après l’enquête interne.

De l’histoire ancienne.

Joost Terreblanche n’avait pas témoigné à la Commission Vérité et Réconciliation[27]. Il avait obéi aux ordres d’un pays qui combattait l’expansion du communisme en Afrique : la chute du mur de Berlin avait précipité celle de l’apartheid mais les pays occidentaux, sous couvert de boycott, les avaient soutenus dans leur lutte contre les Rouges. Voilà la vérité. Pour la réconciliation, ils pouvaient toujours faire des commissions.

Terreblanche avait aujourd’hui soixante-sept ans, une reconversion extrêmement lucrative, et ce qui relevait de cette période tragique de sa vie le laissait aussi froid qu’une pierre dans la tourbe. L’opération dont il avait la charge, une fois menée à terme, lui permettrait de retrouver Ross, son fils aîné qui, après l’expulsion des fermiers blancs du Zimbabwe, s’était réfugié en Australie. Ils prendraient leur revanche, avec un paquet de fric à la clé : ils agrandiraient la ferme. Ils en feraient la plus vaste exploitation de la Nouvelle-Galles du Sud.

Restait à gérer ces satanés cafres… Celui-là — ou plutôt celle-là — n’avait pas l’air en forme.

— Tu l’as trouvée où ? demanda Terreblanche.

— Ici, avec les autres…

Le Chat se tenait dans l’ombre du hangar, une lime à la main, qu’il passait avec soin sur ses ongles taillés en pointe. La manche de sa chemise était rougeâtre, ses yeux troubles sous ses paupières faussement endormies. La proie qu’il avait ramenée à son maître faisait presque peine à voir, suspendue à la poutre, les bras tirés par des chaînes de vélo. Pam, la petite pute de la bande, qui avait élu domicile dans le hangar…

Terreblanche s’approcha de la négresse qui grimaçait sous la lumière blême du néon. Ses orteils touchaient à peine le sol et l’acier crasseux lui sciait les poignets : l’un d’eux, cassé, semblait avoir épuisé ses larmes.

— Maintenant tu vas me raconter ce qui s’est passé sur la plage, dit-il.

Le sang gouttait du scalp à demi arraché de la petite pute. Un souvenir du Chat.

Massif, compact, roué aux sports de combat et aux opérations spéciales, Joost Terreblanche n’était pas de nature patiente :

— Alors ?! cria-t-il dans le vide du hangar.

Pam fit un effort terrible pour relever les yeux. Ils étaient bruns, globuleux, fixés sur la cravache.

— Gulethu… C’est lui qui nous a dit d’éloigner les flics…

Gulethu était le chef de la bande de traîne-savates. Un homme sûr, d’après le Chat. Foutaises toujours : il manquait un véhicule dans le hangar, le Toyota, et les cinq hommes qui le pilotaient.

— Ils voulaient quoi, ces flics ?

— Ils… ils cherchaient des infos sur un gars, pleurnicha la fille.

— Quel gars ?!

— S… Stan.

— Stan quoi ?

— Ramphele, geignit Pamela.

— Un petit dealer local, précisa le Chat depuis son coin d’ombre. Ramphele a repris le business de son frère sur la côte. On l’a retrouvé mort il y a deux jours. Une overdose, il paraît.

Terreblanche serra plus fort sa cravache. Il venait de comprendre.

— Gulethu a refourgué la came à Ramphele : c’est ça ? feula-t-il.

La fille opina, les yeux révulsés. Il enragea en silence : chargé du deal dans les camps de squatteurs, Gulethu était bien placé pour connaître l’effet accrocheur de la dope. Il avait cherché à les doubler en écoulant une partie du stock via un petit revendeur de la côte, sans savoir ce qu’il y avait dedans : l’imbécile.

— Ce petit manège dure depuis combien de temps ?

— Deux… deux mois.

— Combien de dealers ?

— Ramphele… Y avait que lui…

Il brandit sa cravache :

— Qui d’autre ?!

— Personne ! s’étrangla la fille. Gulethu : lui il sait tout !

Elle se mit à pleurer. Terreblanche garda son sang-froid : le chef de la bande avait disparu dans la nature mais il n’était pas trop tard. Gulethu se cachait sûrement dans la zone, on pouvait encore boucler le secteur, localiser le Toyota…

— Combien de types ont touché à la came ? la pressa-t-il.

— Je sais pas… Y avait une trentaine de clients… Que des Blancs. Ils en voulaient toujours plus… Les tarifs augmentaient quand les types étaient accros…

À plein régime, ils pouvaient ramasser des milliers de rands par jour… Une somme dérisoire quand on connaissait l’enjeu. Terreblanche releva la tête pantelante de la petite pute :

— Qu’est-ce qui s’est passé avec les flics ?

— On devait les baratiner… les tenir éloignés de la maison…

— Qu’est-ce qui a merdé ?

— …

— Réponds ?!

— Besoin d’aide ? lança le Chat.

Pam se tortilla au bout de la chaîne. Ses chevilles cédaient. Elle n’avait plus de force. Son poignet cassé lui vrillait le crâne.

— Joey, geignit-elle. Un des flics l’avait déjà croisé… On a essayé de le planquer mais ils se sont doutés d’un truc…

La bande de Gulethu était composée de douze hommes, répartis en deux groupes. Les flics étaient tombés sur l’équipe de jour : trois étaient morts sur la plage, trois autres se trouvaient désormais entre leurs mains — la fille pendue à la poutre, et les deux cafres qui recomptaient leurs dents dans le dortoir d’à côté. Il restait donc six brebis galeuses.

— Où est Gulethu ? demanda Terreblanche.

— Je ne sais pas… Il est parti avec les autres sans nous dire où. Il… il nous a dit de rester ici. Qu’il s’occupait de tout…

Terreblanche empoigna son scalp et, au cri qu’elle poussa, la crut.

Gulethu partagerait le magot en six plutôt qu’en douze. Ils avaient fouillé le hangar sans trouver d’argent, rien que leurs affaires crasseuses dans des sacs de toile et les grigris de Gulethu sous son matelas. L’argent du deal parallèle était planqué quelque part, dans un endroit où personne ne viendrait le chercher. Il fallait retrouver le reste de la bande, avant les flics… Terreblanche se pencha vers les colifichets, les massues courtes et autres parures entassées dans un coin du hangar. Il y avait du sang incrusté sur l’un des casse-tête.

— C’est à Gulethu, n’est-ce pas ? dit-il à la fille. Il faisait quoi avec ces grigris ?

— Il… Il parlait d’une umqolan qui chassait le mauvais sort…

Une sorcière, selon le jargon des townships.

Terreblanche eut un rictus méprisant. Il avait arpenté les bantoustans zoulous assez longtemps pour connaître leurs croyances, leurs rituels, toutes ces salades qu’ils appelaient leur culture. Mais ils avaient une piste.

— Tu sais où on la trouve, cette sorcière ?

— Non ! Non… Je vous jure… Je vous en prie…

Prise de nausées, Pamela se laissa choir au bout de la chaîne. L’ancien colonel souleva une paupière mais la négresse avait perdu connaissance. Elle ne tiendrait pas longtemps dans cet état.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda le Chat. On la balance avec les autres ?

— Non… Non : ils peuvent encore nous servir…

— À quoi ? Passer la serpillière ?

Le sang de Pamela avait fait une flaque noirâtre sur la terre battue. Terreblanche releva la tête. La maison avait été évacuée mais il restait forcément des traces…

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27

En 1996, sous l’impulsion de Desmond Tutu, les bourreaux de l’apartheid étaient invités à raconter les exactions commises par le régime en échange d’une amnistie.