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— À quoi ? Passer la serpillière ?

Le sang de Pamela avait fait une flaque noirâtre sur la terre battue. Terreblanche releva la tête. La maison avait été évacuée mais il restait forcément des traces…

3

Are you such a dreamer ? To put the world to rights ?

La voix de Tom Yorke miaulait depuis l’autoradio de la Mercedes. Du désespoir en barre. Le soleil de midi mijotait sur l’asphalte, Epkeen guettait la sortie de l’école de journalisme. David n’allait pas tarder. Quelques types au look after grunge de son genre sortaient de l’enceinte, aussi des filles, jeunes pimpantes blondes ou métissées qui n’égayaient en rien l’atmosphère. Fletcher était mort, pour ainsi dire dans leurs bras, et ils n’avaient rien pu faire pour le sauver.

Brian pensait à Claire, à la scène de l’hôpital, et son cœur se serra un peu plus. C’était la première fois qu’il voyait quelqu’un tomber de chagrin. Ses jambes avaient cédé. Une douleur d’estropiée, qui attaquait la moelle. La pauvre avait beau crier pour qu’on la laisse, elle s’arrachait les cheveux, écroulée sur le sol plastifié de l’hôpital, elle criait, à demi folle, alors qu’elle n’avait plus qu’une perruque blonde échouée à ses pieds et son crâne chauve pour support. Il l’avait relevée mais elle, si menue, pesait le poids d’une enclume. D’un mort…

Brian aperçut alors la silhouette dégingandée de son fils sur le trottoir, qui lui rappelait un très lointain lui-même. Une blonde sexy l’accompagnait, sans doute sa copine (il avait oublié son prénom — Marjorie, non ?). Il poussa la portière sans vitre et traversa la rue.

Ses semelles collaient au bitume, chauffé à blanc. David vit son père et aussitôt se figea.

— Salut ! lança Brian.

— Salut. Qu’est-ce que tu veux ?

La blonde mâchait son chewing-gum comme s’il était coriace et dévisagea le paternel avec un air effronté.

— Eh bien, dit-il les mains dans les poches, rien de spécial ; je voulais juste discuter un peu…

— Pour quoi faire ?

Sa sincérité crucifiait des montagnes. Brian haussa les épaules :

— Je sais pas : qu’on arrive à se comprendre…

— Il n’y a rien à comprendre, lâcha David d’un air définitif.

Un diamant à la narine, deux clous chromés dans les paupières, la blonde au chewing-gum semblait d’accord.

— C’est bientôt ton examen, non ?

— Demain, répondit David.

— Fêtons ça. Un restaurant, ça vous dit ?

— File-nous plutôt de l’argent : ça nous fera économiser du temps à tous les trois.

— Je connais un cuisinier japonais qui…

— Te fatigue pas, coupa-t-il : maman m’a dit comment tu la harcelais au téléphone… Tu es jaloux de son bonheur, c’est ça ?

— Coucher avec le roi du dentier, merci bien.

David secoua la tête comme s’il n’y avait rien à faire :

— Tu es vraiment taré…

— Oui… J’ai pensé faire du théâtre où on s’ouvre les veines, et puis je me suis dit que je n’allais pas piquer le boulot des jeunes.

— Sale réac.

La fille souriait. C’était bien son seul espoir.

— Vous êtes jolie quand vous cessez de mâcher votre chewing-gum, mademoiselle, fit remarquer Brian. J’espère que David ne vous a pas trop parlé de moi ?

— Bof.

C’est délicat à cet âge-là.

— Je t’avais dit que c’était un obsédé de première, commenta l’apprenti journaliste. Allez, fichons le camp avant qu’il nous montre sa bite.

— Cool, rigola-t-elle.

— Vous avez trouvé un studio ? s’enhardit Brian.

— Wale Street 7, répondit Marjorie.

Tamboerskloof, le vieux quartier malais qui, à force d’être bohème, avait doublé ses loyers.

— Venez un jour, lança la blonde avec une innocence à bouclettes.

— N’y pense même pas, s’interposa David.

— Prenons juste un verre dans le bar d’à côté, proposa Brian.

— Avec un flic ? Non merci ! railla son fils. Maintenant tu es gentil, tu retournes avec tes fachos et tes putes, et tu nous lâches : OK ?

— Les putes ne sont pas des femmes comme les autres ? Un sous-produit de l’humanité, peut-être ? Je croyais que c’était toi, le libéral qui avait le cœur sur la main.

— En attendant, je ne côtoie pas des types qui ont balancé des Noirs du dernier étage des commissariats.

— Mon meilleur ami est zoulou, plaida-t-il.

— Joue pas les mère Teresa, daddy : ça te va comme un arc-en-ciel au milieu de la figure.

À ces mots, David attrapa la main de sa copine et la tira vers d’improbables pluies.

— Allez, cassons-nous…

Marjorie se convulsa brièvement pour lui adresser un signe d’au revoir, avant de trépigner à la suite du fils prodigue. Brian resta planté sur le trottoir, las, meurtri, agacé.

Pas de terrain d’entente.

Aucun devenir ensemble.

Autant courir après le désert.

* * *

La nouvelle Afrique du Sud devait réussir là où l’apartheid avait échoué : la violence n’était pas africaine mais inhérente à la condition humaine. En étirant ses pôles, le monde devenait toujours plus dur pour les faibles, les inadaptés, les parias des métropoles. L’immaturité politique des Noirs et leur tendance à la violence n’étaient qu’une vieille scie de l’apartheid et des forces néo-conservatrices aujourd’hui aux commandes du bolide. Il faudrait des générations pour former la population aux postes stratégiques du marché. Et si la classe moyenne noire qui émergeait aspirait aux mêmes codes occidentaux, il fallait connaître un système de l’intérieur avant de le critiquer et, pourquoi pas, le réformer en profondeur… Neuman vivait avec cet espoir, qui était celui de son père : ils n’étaient pas sortis des bantoustans pour échouer dans les townships.

Seulement la réalité se heurtait aux chiffres : dix-huit mille meurtres par an, vingt-six mille agressions graves, soixante mille viols officiels (probablement dix fois plus), cinq millions d’armes à feu pour quarante-cinq millions d’habitants, les chiffres du pays étaient effrayants.

Le gouvernement et Krugë ne pouvaient pas se réfugier éternellement derrière un manque d’effectifs pour la plupart sous-payés : le massacre du jeune sous-officier laissait supposer que la violence restait le principal moyen d’expression de ce pays, que la police était impuissante et même victime de cet état de fait.

La campagne anti-crime de la FNB battait son plein. Un tour de vis sécuritaire était demandé de manière quasi unanime, la perspective de la Coupe du monde exacerbait les esprits échaudés, le défi devenait national.

Karl Krugë se retrouvait aujourd’hui sous le feu des projecteurs et il venait de s’entretenir avec Marius Jonger, l’attorney général : assassinat en plein jour, actes de barbarie, cette fois-ci ils ne s’en tireraient pas avec une déclaration rassurante du président. Pire, le rapport que venait de lui livrer Neuman alimentait les critiques formulées dans les médias. Les forces de police avaient bouclé le secteur de la plage mais les tueurs s’étaient échappés par les dunes ; on n’avait trouvé qu’une vieille cuve à demi pleine de bière artisanale sous une paillote rudimentaire, des traces sur le sable en direction de la nationale, une paire de jumelles et un talkie-walkie dans un cabanon, et les corps de trois tsotsis près d’un barbecue fumant où agonisait le jeune sergent…

— Vous avez au moins une piste ? lança Krugë depuis son bureau.

L’oreille gauche recouverte d’un pansement, les épaules voûtées sous son costume sombre, Neuman avait le visage d’un naufragé portant le deuil de sa survie. On venait de retrouver Sonny Ramphele dans les latrines de la prison de Poulsmoor, pendu avec son jean. Comme d’habitude, personne n’avait rien vu, ni rien entendu.