— On a identifié un des trois hommes abattus sur la plage, dit-il d’une voix rauque. Charlie Rutanga : un Xhosa de trente-deux ans, qui a déjà séjourné en prison pour car-jacking et violences aggravées… Probablement affilié à un gang du township. J’ai envoyé sa fiche et son signalement aux commissariats concernés. Les deux autres sont inconnus des services. On ne connaît que leurs surnoms, Gatsha et Joey. Sans doute infiltrés de l’étranger : j’ai croisé l’un d’eux à Khayelitsha la semaine dernière, qui parlait le dashiki avec un de ses petits copains…
Krugë croisa les coudes sur son ventre de femme enceinte.
— Vous croyez à un gang mafieux ?
— Les Nigérians contrôlent la drogue dure, et il semble qu’un nouveau produit ait été lancé sur le marché, expliqua Neuman : une drogue aux effets dévastateurs, que Stan Ramphele dealait sur la côte. Lui et Nicole Wiese se sont rendus à Muizenberg le jour du meurtre, son frère Sonny a confirmé la piste, signant par là même son arrêt de mort. Jumelles, talkie-walkie, armes quasi neuves : nous n’avons pas affaire à une bande de tsotsis défoncés mais à un gang organisé. Les sillons relevés à travers les dunes mènent à la nationale : s’ils sont passés à travers les barrages, il y a de fortes chances qu’ils se soient réfugiés dans un township…
Il y en avait une demi-douzaine autour de Cape Town, soit une population de deux à trois millions de personnes, sans parler des camps de squatteurs. Autant demander à Dieu s’il avait du feu.
— Vous comptez faire quoi avec ça ? répliqua le surintendant. Envoyer les Casspir dans les townships en espérant qu’ils vous tombent tout crus dans la bouche ?
— Non. J’ai besoin de votre confiance, c’est tout.
Les deux hommes se jaugèrent sous l’air climatisé. Un duel sans vainqueur.
— L’affaire Wiese n’était pas un simple crime crapuleux, insista Neuman. On a voulu faire porter le chapeau à Stan Ramphele. Ceux qui l’ont fourni en dope sont impliqués, j’en suis sûr…
Krugë massa ses sinus entre ses gros doigts.
— Vous savez ce que je pense de vous, soupira-t-il enfin. Seulement nous n’avons plus beaucoup de temps : la meute est à nos trousses, Neuman, et vous êtes la première cible…
Le Zoulou ne cilla pas : il tirerait le premier.
Dan Fletcher désarticulé sur le sol, Dan Fletcher et ses moignons pleins de sable, Dan Fletcher et sa jolie gorge ouverte jusqu’à l’os, Dan Fletcher et son sourire en sang, Dan Fletcher et ses mains carbonisées, marquées par la grille du barbecue… Janet Helms avait regardé les clichés du meurtre avec une fascination morbide. On avait tué son amour, celui qu’elle gardait au secret pour quand sa femme crèverait, dans ce lit où il ne viendrait jamais. Deux jours qu’elle pleurait, déboussolée de larmes, la rage au cœur et le cœur sur la braise. Elle le vengerait. Coûte que coûte.
La métisse releva la tête de son ordinateur quand Epkeen passa devant la porte ouverte du bureau. Elle arrangea sa jupe remontée sur ses cuisses et courut à sa suite :
— Lieutenant ! lança-t-elle dans le couloir. Lieutenant Epkeen ! S’il vous plaît !
L’Afrikaner s’arrêta devant la fontaine d’eau minérale. Il avait cherché une trace de la fille croisée sous la paillote, mais aucun des centaines de visages visualisés dans les fichiers du central ne lui revenait. Idem pour le type qu’il avait balafré avec son knout. Trop de javas. Mémoire zéro. Fletcher aurait su. C’était leur disque dur. Mais Fletcher n’était plus là… Sa collaboratrice accourait justement, boudinée dans son uniforme bleu marine.
L’agent de renseignements connaissait Epkeen de réputation (fantasque) ou de commérages (féminins), mais elle préférait se fier à l’appréciation de Dan : un homme désintéressé par le pouvoir, quoique très à cheval sur la façon dont on l’exerçait, un dandy bancal qui s’oubliait dans les bras des jolies femmes. Aucune chance de le substituer à Dan…
— Si vous avez deux minutes, lieutenant, fit-elle, essoufflée par sa course, j’ai trouvé quelque chose qui pourrait vous intéresser…
Il regarda sa montre — ce n’était pas le moment d’être en retard —, lui accorda cinq minutes.
Les affaires de Dan étaient toujours entreposées sur les étagères du bureau, avec la photo de Claire près de l’ordinateur… Janet Helms prit place devant son écran :
— La police de Simon’s Town a ramassé le corps d’un certain De Villiers, dit-elle bientôt, un surfeur de la péninsule… Une patrouille l’a interpellé il y a deux jours alors qu’il cherchait à braquer une pharmacie de nuit. De Villiers était armé et a commencé à tirer pour couvrir sa fuite : il a été abattu dans la rue…
Un visage apparut sur les cristaux liquides : un rasta blanc d’une vingtaine d’années, le menton flanqué d’une longue barbichette nouée par une perle.
— D’après les témoignages des employés, De Villiers était particulièrement agressif lors du braquage, poursuivit l’agent de renseignements. Une vraie boule de nerfs. La police locale l’a déjà serré pour possession de stupéfiants, marijuana, cocaïne, ecstasy, mais jamais pour violences ou attaques à main armée… Simon’s Town n’est pas loin de Muizenberg, ajouta-t-elle : je me suis permis de demander une autopsie.
Janet craignait une réaction — elle avait outrepassé ses prérogatives — mais Epkeen regarda sa montre.
— On a les résultats ?
— Ils viennent de tomber, s’enhardit la métisse : De Villiers était sous l’emprise de la drogue lors du braquage. Un produit à base de tik, qui semble l’avoir rendu fou…
— Méthamphétamine et une molécule non identifiée ?
— Tout juste.
Epkeen alluma une cigarette dans le bureau non-fumeur. De Villiers n’était sans doute pas un cas isolé. Combien de types étaient devenus accros ?
— Il y a autre chose, lieutenant, dit-elle en sentant son impatience à vider les lieux : en quadrillant le périmètre autour de la plage, j’ai noté la présence d’une maison inhabitée en bordure de Pelikan Park. C’est à un kilomètre environ après la paillote. J’ai cherché à joindre les propriétaires mais je n’y arrive pas.
— Ils sont peut-être partis en vacances…
— Non : je n’obtiens aucun nom, précisa la métisse. La vente a été visiblement effectuée sous un prête-nom, ou une société-écran, via une banque étrangère.
— C’est possible, ça ?
— Tout ce qu’il y a de légal, assura Janet. C’est une agence de gestion de biens qui s’est occupée de l’opération ; je leur ai téléphoné mais personne n’a pu m’en dire plus.
Il grimaça — ces connards de l’immobilier…
— Personne n’habite cette maison ?
— Non. Elle n’a jamais été louée… On l’a peut-être acquise comme bien spéculatif, hasarda Janet : s’il y a une extension du parc voisin, le terrain peut se retrouver sur un site protégé et valoir ainsi le double ou le triple de sa valeur. La maison semble laissée à l’abandon, en attendant des jours meilleurs. Je ne sais pas où ça nous mène, ajouta-t-elle, en tout cas c’est la seule habitation entre la paillote et la réserve de Pelikan Park…
— Poursuivez les recherches, dit-il. Vous avez les pleins pouvoirs sur cette affaire.
Janet Helms n’était qu’agent de renseignements.
— Vous voulez dire que j’intègre l’équipe du capitaine ?