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Tembo menait sa danse macabre autour d’un abdomen ouvert, celui de Charlie Rutanga. Plusieurs cicatrices aux bras et au thorax, vieux souvenirs de combats au couteau, mais pas de scorpion tatoué…

— J’ai prélevé des échantillons de fluides et de tissus, fit Tembo en déposant des humeurs sur ses lamelles de verre. Outre pas mal de carences liées à une hygiène de vie déplorable, j’ai trouvé un peu de bière artisanale, du porridge de maïs, pain, lait, haricots secs… Bref, le régime de base des townships. Il y a aussi des piqûres d’insectes, un humérus mal ressoudé, quelques cors au pied… Les deux plus jeunes sont criblés d’impacts de balles. Une demi-douzaine chacun, sur différentes parties du corps… Des blessures anciennes.

Anciens soldats ? Miliciens ? Déserteurs ? L’Afrique recrachait des tueurs en série comme les rivières des squelettes à la saison sèche.

— Et la dope ? demanda Neuman.

— Ces trois-là ont consommé de la marijuana dernièrement, reprit Tembo ; j’ai aussi retrouvé des traces de cristaux, assez anciennes, mais pas celles du fameux cocktail.

Le business consistait généralement à rendre le client accro à la came, pas à se détruire avec. Les tsotsis n’avaient donc pas agi sous un coup de folie…

— Et l’iboga ?

Tembo secoua sa tête grisonnante :

— Rien du tout.

* * *

Avec la fin de l’isolement dû à l’apartheid, les activités criminelles étaient devenues transnationales (drogue, diamants), le pays un centre de transit où se pressaient les criminels de tous les horizons. Neuman avait poursuivi les recherches au central, dans le bureau impersonnel du dernier étage où il passait la moitié de ses nuits.

Il commença par les tatouages des deux tsotsis abattus sur la plage : un scorpion en position d’attaque, et ce sigle, ou ces initiales, « T.B. », tatoué sur le haut du bras. Il fouilla parmi les gangs répertoriés par la SAP, les archives, les données disponibles, ne trouva rien de ressemblant. Il élargit les recherches et dénicha l’information sur un site de l’armée : « T.B. » comme « ThunderBird », oiseau de tonnerre, le nom donné à une milice d’enfants-soldats qui avait combattu au Tchad, infiltrée depuis le Nigeria… Le dashiki, leur violence, l’absence totale de compassion… Gatsha et Joey avaient sûrement échoué en Afrique du Sud, comme des milliers d’autres recalés de l’Histoire, et ils s’étaient tout naturellement mêlés aux paumés et repris de justice qui les attendaient dans la zone… Quel rapport avec Nicole Wiese ? Travaillaient-ils avec Ramphele ? Un détail continuait de le tarabuster : l’iboga que Nicole et Stan avaient pris, ces petites fioles qu’elle promenait avec elle la nuit du meurtre, et qu’elle avait déjà testé quelques jours avant le drame… Neuman hésita, le regard perdu sur l’écran. L’angoisse monta jusqu’à ses jambes, le clouant un instant au bureau. L’oppression, toujours la même, qui lui mordait le cœur…

La nuit tombait par la vitre teintée du bureau. Beau suicide…

Il tapa deux mots sur le clavier : Zina Dukobe.

Les informations ne tardèrent pas à s’afficher. La danseuse qui se produisait au Sundance ne figurait sur aucun fichier de la SAP mais il trouva ce qu’il cherchait sur Internet : née en 1968 dans le bantoustan du KwaZulu, fille d’un Induna[28] déchu de son statut pour refus de collaboration avec les autorités bantoues, ancienne militante de l’Inkatha, Zina Dukobe défendait la culture zouloue, en recul depuis l’évangélisation et les troubles politiques, à travers sa troupe, « Mkonyoza », fondée six ans plus tôt… Mkonyoza : « se battre », en zoulou, dans le sens d’écraser par la force…

Le groupe était constitué de musiciens et d’amashinga, combattants spécialisés dans l’art martial zoulou, l’izinduku, canne (ou bâton) traditionnelle, dont les noms variaient selon la taille et la forme. Selon ses dires, l’izinduku permettait de sauvegarder l’expression de l’ethnicité zouloue, arguant que la décontextualisation et son exploitation à des fins politiques avaient donné une image négative de cet art. La danseuse faisait référence aux marches protestataires zouloues durant l’apartheid, quand les membres de l’Inkatha et son chef Buthelezi avaient revendiqué et obtenu le droit de porter les cannes traditionnelles, jusqu’alors interdites par le régime, ce qui avait provoqué violences et émeutes avec les membres de l’ANC, à majorité xhosa. Mandela emprisonné, c’était légitimer l’opposition zouloue. Diviser pour mieux régner : une technique qui avait provoqué un bain de sang.

Pour beaucoup, l’izinduku était devenu synonyme de violence, et non plus d’art, fût-il martial. On ne trouvait plus d’umgangela, ces compétitions interethniques jadis si prisées, que dans les régions à faibles tensions politiques, alors que cet art avait pour fonction de sociabiliser les jeunes, transmettre les normes de la communauté, tout en constituant un moyen de maîtriser son corps et son esprit : les performances du groupe visaient à reconsidérer cette part perdue de la culture zouloue tout en la modernisant — vidéos, instruments électriques, sons, la troupe dressait des ponts entre l’art traditionnel et les courants actuels pour une culture vivante…

Neuman commençait à cerner le personnage. « Mkonyoza » se produisait à Cape Town depuis le début du festival, et finissait la tournée par les clubs du centre-ville… Il visionna de nouveau les bandes vidéo ramenées du Sundance. Il cala le moniteur sur la soirée du mercredi, le soir où Nicole avait découché : onze heures, minuit, minuit cinq, six… Minuit douze : on voyait la jeune étudiante sortir du club, seule, comme ils l’avaient vérifié l’autre jour avec Dan… Neuman laissa la bande défiler.

Le portier se dandinait, de dos, des gens entraient, d’autres sortaient, grisâtres… Quatre minutes passèrent, quand une silhouette traversa le champ panoptique.

Neuman recala la bande vidéo, des picotements sous la peau : le passage était furtif mais la silhouette alerte, reconnaissable entre mille… Zina.

4

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Pour sortir du bantoustan où le gouvernement de l’apartheid les avait parqués, les Noirs sud-africains devaient se munir d’un pass, qui régulait leur immigration en zone blanche. Tirant parti des rivalités interethniques ou familiales, le pouvoir avait laissé l’autorité des bantoustans à des chefs locaux chargés de collaborer, sous peine d’être déposés. Certains d’entre eux n’avaient pas hésité à recourir à des miliciens, ou vigilantes, armés de gourdins qui, le cas échéant, suppléaient la police à l’intérieur de l’enclave ou du township. L’ANC interdit, le chef Buthelezi avait formé l’Inkatha zoulou, un parti qui, bien que se proclamant anti-apartheid, avait accepté de prendre la tête du bantoustan du KwaZulu. Considérant cette collaboration comme un double jeu, Oscar, le père d’Ali, s’était tourné vers le mouvement de la Conscience Noire mené par Steve Biko, dont les interventions furieusement anti-apartheid avaient réveillé un mouvement de résistance sérieusement ébranlé par quinze ans de répression policière.

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Biko était issu du milieu étudiant, Oscar professeur d’économie à l’université du Zululand. Le ton du jeune militant était radical, au mépris du Noir répondrait la haine du Blanc, c’en serait fini de la mentalité d’esclave. Biko proposait un syndicat étudiant, des boycotts pour protester contre leur enseignement au rabai[29], un mouvement de résistance actif. Oscar se battait pour faire comprendre à ses élèves que leur destin leur appartenait, que personne ne les aiderait. Il avait organisé une tribune pour le leader de la Conscience Noire à l’université malgré l’hostilité de l’Inkatha. En raison de sa situation géographique à l’intérieur des frontières territoriales du KwaZulu, c’était à l’université que le gouvernement du bantoustan recrutait ses fonctionnaires, ses experts, ses idéologues : l’Inkatha n’avait pas besoin d’un leader étudiant impétueux appelant au meurtre, elle avait au contraire besoin de techniciens du pouvoir pour asseoir leur mouvement de résistance. Le meeting d’Oscar avait été interrompu par des bagarres et la police anti-émeute avait dispersé la foule à coups de purple rain[30].

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28

Premier ministre au sein d’une tribu, gardien et exégète des Mthetwa, les lois tribales.

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29

L’Afrique du Sud dépensait cinq fois plus d’argent pour un étudiant blanc que pour un métis, et dix fois plus que pour un Noir.

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30

Nom donné à la teinture violette utilisée pour les canons à eau en Afrique — les Occidentaux ont, quant à eux, peur de la teinture verte.