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— Ou le dernier des lâches, fit-il entre ses dents.

Josephina avait toujours de bonnes excuses pour tout le monde. Trop de sermons lui faisaient perdre la raison.

— Je suis sûr que Simon ne se souvient plus de moi, dit-elle crânement.

— Ça m’étonnerait.

Avec ses robes blanches à froufrous, sa corpulence et sa canne, Josephina passait aussi inaperçue qu’une aurore boréale. Il vit ses bibelots de trois sous sur la table de chevet, ses photos de lui qui n’avait qu’elle, le charnier fumant qui enserrait leur monde.

— Simon était seul quand il t’a agressée ?

— Oui.

— Il fait partie d’une bande ?

— C’est ce qu’on m’a dit.

— On t’a dit quoi au juste ?

— Juste qu’il traînait avec d’autres gamins des rues…

— Où ça ?

— Je ne sais pas. Mais s’il erre dans les rues comme on le dit, c’est qu’il a dû arriver malheur à sa mère.

Il opina doucement. Josephina bâilla malgré elle, dévoilant ses rares dents encore valides. Les sédatifs faisaient leur effet…

— Bon, je vais voir ce qu’on peut faire… (Ali l’embrassa sur le front). Maintenant dors. Je repasse en fin de journée, voir si tu tiens le coup.

La vieille femme gloussa, à la fois désolée et ravie de causer toutes ces attentions.

Neuman ajusta les rideaux, pour faire le noir dans la chambre.

— Au fait, chuchota-t-elle dans son dos. Tu la trouves comment, la petite Myriam ?

La jeune infirmière attendait devant la maison, silhouette gracile dans l’azur peint.

— Un vrai boudin, dit-il.

3

Oscar et Josephina eurent leur second enfant le lendemain du combat historique de Kinshasa, en novembre 1973. Cette nuit-là, dans un chaos indescriptible, Mohamed Ali, le boxeur converti à l’islam, affrontait George Foreman, jugé par tous invincible. L’enjeu du combat n’était pas tant la ceinture de champion du monde des poids lourds que l’affirmation de l’identité noire, et la preuve par les poings que la lutte pour la défense de leurs droits n’était pas vaine. Mohamed Ali, qui avait peu boxé depuis sa sortie de prison, avait cette nuit-là vaincu la force brute de Foreman, le champion de l’Amérique blanche, et ainsi démontré que le pouvoir pouvait être foulé aux pieds, pour peu qu’on se batte avec intelligence et pugnacité.

Le message, aux pires heures de l’apartheid, avait galvanisé Oscar. L’enfant aurait le nom du champion. « Ali » : Josephina trouvait ça joli, Oscar prémonitoire.

Lettré, le Zoulou ne croyait pas beaucoup aux balivernes mais les amaDlozi, les ancêtres vénérés, s’étaient penchés sur le berceau de leur nouveau fils. Comme le boxeur défenseur de la cause noire, leur fils serait champion — toutes catégories…

De fait, Ali Neuman n’avait pas bénéficié de la loi de discrimination positive pour diriger le département criminel de la police de Cape Town : il avait surclassé tout le monde. Plus doué. Plus rapide. Même les vieux flics rougeauds, ceux qui avaient obéi aux ordres, les vicieux et les rôtis du matin au soir, le trouvaient plutôt malin — pour un cafre. Les autres, ceux qui le connaissaient de réputation, le prenaient pour un type dur au mal, descendant d’un quelconque chef zoulou, qu’il valait mieux ne pas trop provoquer sur les questions ethniques. Les Noirs surtout avaient souffert d’une éducation au rabais[7] et restaient minoritaires parmi l’élite intellectuelle : Neuman leur avait montré qu’il ne descendait pas du singe mais de l’arbre, comme eux, ce qui ne faisait pas de lui un être inoffensif…

Walter Sanago, le capitaine en charge du commissariat d’Harare, savait qui était Ali Neuman : le chouchou des Blancs. Il suffisait de voir la coupe de son costume — personne ici ne pouvait se payer ce type de vêtements. Sanogo n’éprouvait aucune jalousie particulière, ils vivaient simplement dans un autre monde.

Conçu pour accueillir deux cent cinquante mille personnes, Khayelitsha en comptait aujourd’hui un million, peut-être deux — ou trois : après les squatteurs, les sans-logis des autres townships surpeuplés ou les travailleurs migrants, Khayelitsha n’en finissait plus d’avaler les réfugiés de toute l’Afrique…

— Si votre mère ne porte pas plainte contre son agresseur, dit-il, je ne vois pas comment je pourrais dresser le moindre procès-verbal… Je veux bien croire que vous soyez furieux après ce qui lui est arrivé, mais des bandes de gosses des rues, ça pullule comme des crickets ces temps-ci…

Le ventilateur ronronnait dans le bureau du capitaine. Sanogo avait la cinquantaine, le nez ourlé d’une vilaine cicatrice et des épaules lasses sous son uniforme. La moitié des avis de recherche placardés au-dessus de lui dataient d’un an ou deux.

— La mère de Simon Mceli était une sangoma, dit Neuman : elle semble avoir quitté le township, mais pas son fils. Si Simon appartient aujourd’hui à une bande de gosses des rues, on doit pouvoir le localiser.

Le capitaine soupira tristement. Pas tant de la mauvaise foi que de l’impuissance. Il en arrivait pour ainsi dire tous les jours, par groupes ou isolés, des gens en fuite qui avaient vu leurs champs brûler, leurs maisons pillées, leurs amis tués, leurs femmes violées sous les yeux de la famille, ou alors chassés par le pétrole, les épidémies, les sécheresses, les renouveaux nationaux bâtis à coups de machette, d’ethnocides ou de AK-47, des gens qui avaient le malheur à leurs trousses, des épouvantables épouvantés qui, par instinct de survie, convergeaient jusqu’à la pacifique province du Cap : Khayelitsha servait aujourd’hui de tampon entre Cape Town, « la plus belle ville du monde », et le reste de l’Afrique subsaharienne. Cent ? Mille ? Deux mille ? Walter Sanogo ne savait pas combien il en arrivait chaque jour, mais Khayelitsha allait exploser sous le nombre de réfugiés.

— Je n’ai que deux cents hommes ici, dit-il, pour des centaines de milliers de personnes… Croyez-moi, si votre maman n’a pas de complications médicales, laissez tomber. Je dirai à mes hommes de tirer deux ou trois oreilles dans la rue : les gamins se passeront le mot…

— Si une bande de gosses s’attaque aux vieilles dames, ce n’est pas ça qui va les effrayer, fit remarquer Neuman. Et s’ils traînent dans les environs, des gens ont dû les voir.

— Ne comptez pas trop là-dessus, rétorqua Sanogo. Les gens réclament plus de sécurité, ils organisent des manifestations contre le crime et la drogue, mais la dernière fois qu’on a fait une descente dans le township, on a été reçus à coups de pierres. Les mères protègent leurs fils, que voulez-vous… Les gens se disent que la pauvreté et le chômage sont la cause de tous leurs maux, et les trafics un moyen de survivre comme un autre. Les Casspir[8] ont laissé des traces indélébiles dans l’esprit des gens, dit-il avec fatalité, et la plupart ont peur des représailles. Même pour un cas de meurtre commis en plein jour, personne n’a jamais rien vu.

— Vous pouvez quand même jeter un œil à votre ordinateur ? dit Neuman en désignant le cube planté sur le bureau.

Le policier du township ne bougea pas d’un pouce.

— Vous êtes en train de me demander d’ouvrir une enquête au sujet d’une agression qui, juridiquement, n’existe pas ?

— Non, je vous demande de me dire si Simon Mceli fait partie d’une bande connue, ou d’un gang, répondit Neuman.

— À dix ans ?

— Les petites mains tiennent les murs pendant que les autres ramassent les miettes : ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant.

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7

En 1983, le président Botha étendit les droits des métis et des Indiens, mais pas ceux des Noirs, qui le vécurent comme une insulte.

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8

Véhicules blindés utilisés durant l’apartheid.