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Trois mois plus tard, Biko mourait entre les mains de cette même police.

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Ali avait cinq ans quand la radio avait annoncé la nouvelle. Son père avait été tellement choqué que sa peau s’était partiellement dépigmentée : Oscar porterait désormais le masque de la mort, une part du cadavre de Steve Biko, le teint mortel des Blancs…

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Ali n’avait jamais vu son père pleurer : Oscar était une sorte de demi-dieu bienveillant qui savait tout, en plusieurs langues, un homme à l’aspect tranquille sous ses lunettes d’intellectuel, qui comprenait son ennemi mais ne lui pardonnait rien, quelqu’un qui embrassait sa femme devant tout le monde et qui avait déjà fait de la prison. Ali se souvenait surtout de sa main qui les amenait, lui et son frère, voir les étoiles sur le toit de la maison, ses mains chaudes et douces qui racontaient des histoires de rois zoulous, de vieux singes, de léopard et de lion…

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Neuman connaissait ce chant zoulou : Biko et ses activistes en avaient fait leur cri de guerre, une façon de dire aux défenseurs de l’apartheid qu’ils n’avaient pas d’armes mais qu’ils resteraient dangereux, même après leur mort. Biko assassiné, l’ANC clandestin avait repris le chant à son compte.

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Les voix résonnaient sous les voûtes en briques de « l’Armchair ». Neuman se tenait debout au milieu du public, figé devant son totem : de vieux singes grimaçants remontaient à la surface…

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente !

Sur la scène enfumée, Zina et ses Zoulous dansaient le toi, la danse de guerre des townships : leurs pieds frappaient le sol, soulevant un nuage de poussière comme dans les enclaves où on les avait parqués, les tambours redoublaient sous les gyrophares des spots, des photos de manifestants passaient en flashs sanglants sur une toile en fond de scène, ils piétinaient sur place en serrant dans leurs bras des AK-47 imaginaires, comme jadis, sans cesser de scander :

— Quand je tue un Blanc, ma mère est contente ! Drrrrrrr !

Zina, la première, tira une rafale sur la foule agglutinée. La poussière tournoyait sur la scène, répondant au vacarme des tambours. Elle aperçut alors le visage de Neuman dans la foule, qui dépassait tous les autres… Dans un sourire, elle le décapita.

* * *

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Vous m’avez raté tout à l’heure, dit Neuman.

Ses yeux scintillaient dans le couloir de la loge.

— Vous avez bougé, dit-elle : la preuve, vous voilà.

Zina était pieds nus, en sueur, couverte de poussière. Le policier l’attendait en sortie de scène, elle se sentait électrique, confuse, vulnérable.

— Vous ne m’avez pas tout dit l’autre jour, fit-il en substance.

Son air d’en savoir long la mit un peu plus sur la défensive :

— Vous n’avez pas dû poser les bonnes questions…

— Essayons celle-ci : il y a une caméra à l’entrée du club, vous le saviez ?

— Le monde de la télésurveillance ne m’intéresse pas, répondit-elle.

— Moi non plus, mais ça vaut le coup de s’y pencher de temps en temps. On peut en discuter dans un endroit tranquille ?

Les musiciens arrivaient à leur tour, se tapant dans les mains. Zina poussa la porte de sa loge.

— Qu’est-ce qui est arrivé à votre oreille ? demanda-t-elle en entrant.

— Rien.

Neuman la fixait, en proie à des sentiments contradictoires. La danseuse enfila le châle coloré qui traînait sur la coiffeuse et le toisa de son mètre quatre-vingt.

— Vous avez votre tête de serpent, lança-t-elle : qu’est-ce qui se passe ?

— Nicole Wiese a découché trois jours avant le meurtre, dit-il, et d’après les vidéos du club, elle en est ressortie ce soir-là à minuit douze. Vous, quatre minutes plus tard. Nous ne savons pas où, ni avec qui Nicole a passé la nuit… Quatre minutes : ça vous laissait le temps de retourner prendre vos affaires dans la loge, avant de la retrouver. Vous en dites quoi ?

— Je préfère les quadras sans enfants mais je ne crache pas sur une petite friandise de temps en temps… C’est quoi votre cirque ?

La poussière faisait des cratères gris sur sa peau, qui commençait à se craqueler.

— Nicole était une jeune femme trop couvée qui cherchait à s’émanciper, et qui pour ça grillait les étapes : elle collectionnait les sex-toys et les expériences érotiques. Nicole a pris de l’iboga ce mercredi-là, et je crois que vous avez passé la nuit ensemble.

Leurs regards se croisèrent, deux brutes. Il bluffait.

— Amenez-moi un mandat, renvoya-t-elle, et je vous ouvre mon nid.

Neuman attrapa le cheveu collé à la sueur de son épaule :

— Vous parlez maintenant, ou vous préférez qu’on attende l’expertise du labo ?

Un éclair fila dans les yeux noirs de Zina. Il l’avait prise dans ses anneaux.

— Je n’ai pas cassé la tête de Nicole, dit-elle entre ses dents.

— Non : vous êtes beaucoup trop maligne pour ça. Mais vous m’avez menti.

— Ce n’est pas parce que je ne dis pas ce que vous voulez entendre que je mens.

— Dans ce cas je vous conseille de me dire la vérité.

Zina serra le châle sur ses épaules.

— Nicole m’a abordée après le spectacle, dit-elle, au bar, mercredi… Le show lui avait plu : moi aussi, je l’ai vite compris. Puisqu’elle voulait voir la vie en rose, je l’ai initiée à l’iboga.

Neuman opina — c’est aussi ce qu’il craignait…

— Vous étiez seules ?

— Comme des grandes.

— Où avez-vous passé la nuit ?

— Dans la chambre qu’on me loue pour la tournée, à deux pas d’ici.

— Pourquoi me l’avoir caché ?

— Je ne suis pas une impimpi, dit-elle.

Ceux qui donnaient les secrets aux Blancs.

— De quel secret parlez-vous ?

— Ma grand-mère était herboriste, dit-elle avec une pointe d’orgueil : elle m’a légué certains de ses talents… La concoction de l’iboga en fait partie. Nous n’avons pas l’habitude de divulguer nos petites chimies.

— Un simple philtre d’amour, rétorqua-t-il. Ça ne valait pas tous ces mystères.

— Ne me prenez pas pour une idiote : je suis l’une des dernières personnes à avoir vu Nicole vivante et nous avons passé la nuit ensemble trois jours avant le meurtre. Je n’avais aucune envie que la police vienne fouiller dans ma vie privée.