— Vous avez tant de choses que ça à vous reprocher ?
— À part vous avoir rencontré, non.
Un silence passa dans la loge.
— Alors ? insista-t-il.
Zina eut un rictus provocateur :
— Alors Nicole était une jolie poupée blonde qui, figurez-vous, s’est montrée ravie de passer la nuit en ma compagnie. L’expérience lui a plu mais j’ai passé l’âge de jouer les nounous : on en est restées là. C’était mercredi, effectivement. Nicole est repassée samedi soir dans ma loge pour me saluer et récupérer les fioles que je lui avais préparées. Elle me l’avait demandé — et un philtre d’amour, vous connaissez meilleur cadeau d’adieu ?
Ses yeux brillaient sans joie.
— Elle vous a payée ?
— Je ne suis pas bénévole.
— Vous faites ça pour arrondir vos fins de mois ?
— La vulgarité ne vous va pas, monsieur Neuman.
— Nicole ne vous a pas dit avec qui elle comptait partager ses précieuses fioles ?
— On ne s’est pas beaucoup parlé, pour tout vous dire.
— Les meilleures confidences se font sur oreiller, fit-il remarquer.
— Entre filles, on se parle en silence.
— Assourdissant… (Il sortit la main de sa poche.) Stan Ramphele. Ça ne vous dit rien ?
Zina se pencha vers la photo qu’il lui présentait — un Noir d’une vingtaine d’années, plutôt beau gosse…
— Non, dit-elle.
— Nicole et Stan étaient défoncés quand ils sont morts : une substance chimique à base de tik, qui modifie les comportements. Extrêmement toxique.
— Je ne fais que dans le naturel, cher ami, tint à préciser la Zouloue. L’effet de l’iboga est plus subtil… Vous voulez tester ?
— Dans une autre vie peut-être.
— Vous avez tort, mes secrets sont inoffensifs, assura-t-elle.
— Je n’en suis pas sûr.
— Je suis danseuse, dit-elle en le fixant : pas serial killer.
Il remarqua la petite cicatrice au-dessus de ses lèvres.
— Qui vous parle d’autres meurtres ?
— Vos yeux en sont pleins… Je me trompe ?
Zina le dévisageait comme un être familier. Neuman biaisa :
— Pourquoi vous n’avez pas collaboré avec la police ?
— Vous faites chier avec vos questions.
— Vous faites chier avec vos réponses.
Le visage de Zina s’aiguisa, tout proche du sien. Un brusque virement de cap.
— Écoutez ce que je vais vous dire, Ali Neuman, écoutez bien… J’ai vu des policiers piétiner le ventre de ma mère, je l’entends encore crier parce qu’elle était enceinte, et mon père se taire : oui, je l’entends encore se taire ! Tout ça parce qu’ils n’avaient que ce droit, ces pauv’ nègres ! L’enfant qu’elle attendait n’a pas vécu, et ma mère en est morte. Et quand mon père a voulu porter plainte, on lui a ri au nez, lui, l’induna ! Des policiers sont venus un jour lui dire qu’il avait été déchu de son statut de dirigeant, pour insubordination aux autorités bantoues. Ce sont encore des policiers qui sont venus nous chasser, et détruire notre maison à coups de bulldozer. Ce sont les mêmes qui ont tiré dans la foule désarmée pendant le soulèvement de Soweto, tuant des centaines d’entre nous… Maintenant ce n’est pas parce que les temps ont changé et qu’on peut s’envoyer une petite Blanche sans prendre une kaffer-pack[31] que je vais me jeter dans vos bras.
— Il ne s’agit pas de ça.
— C’est pourtant ce que vous me demandez, siffla-t-elle. Si je n’ai pas collaboré avec la police, c’est que je n’ai aucune confiance en elle. Aucune. Ça n’a rien de personnel, vous l’avez sans doute déjà noté, à moins que vous soyez aussi aveugle que buté. Maintenant j’aimerais prendre une douche et qu’on me fiche la paix. Ça n’enlève rien à mon envie de vomir sur ce qui est arrivé à Nicole… Et arrêtez de me regarder avec vos yeux de serpent, j’ai l’impression que vous me prenez pour un putain de cobaye !
On était loin des souris du coroner. C’était pourtant le carnage dans ses pupilles.
— Vous avez adhéré à l’Inkatha, dit-il.
— Il y a longtemps.
— Pour combattre les Blancs ?
— Non, s’irrita-t-elle : pour combattre l’apartheid.
— Il y avait des moyens moins violents.
— Vous êtes venu me parler de mon passé ou du meurtrier de Nicole ?
— Le sujet a l’air sensible.
— Ma mère en est morte. Ça ne vous paraît pas une raison suffisante ?
Son air aristocrate reprit le dessus mais il sentit qu’il l’avait blessée.
— Excusez-moi, se radoucit Neuman, je n’ai pas trop l’habitude d’asticoter les femmes…
— Vous devez vous sentir seul.
— Comme mort.
Zina sourit, le visage plein de poudre. — Mon nom zoulou est Zaziwe, dit-elle. « Espoir »…
Mais dans ses pupilles, un noir sidéral.
Ukuphanda : le terme signifiait littéralement gratter le sol pour se nourrir, comme les poulets dans une basse-cour.
Dans le contexte des townships, le phanding — néologisme anglais — consistait pour les femmes à chercher un petit ami dans le but d’obtenir de l’argent, de la nourriture ou un logement. Ce type de rapport ne se limitait pas seulement à une relation transactionnelle « sexe contre sécurité matérielle » : il s’agissait aussi de trouver quelqu’un qui se soucie de vous, et permette d’échapper à la brutalité de la vie quotidienne. Une quête partagée par bon nombre de jeunes femmes, qui se traduisait le plus souvent par une exposition à la violence et à la contamination par le sida.
Maia n’avait pas failli à la règle : elle était devenue un objet de compétition entre des hommes qui, au mieux, la considéraient comme leur propriété. Son dernier boy-friend, répondant aux commérages d’une voisine éméchée, avait emmené Maia au bord de la rivière. Il l’avait déshabillée, enduite de liquide vaisselle et lui avait ordonné de se laver dans l’eau saumâtre, pour lui apprendre à se prostituer avec d’autres. Après quoi, il avait pris un martinet de cuir et il l’avait battue pendant des heures : six, huit, dix, Maia ne se souvenait plus… Puis il l’avait prise.
On l’avait récupérée au petit matin au bord de la rivière, comme morte.
C’est en rendant visite à sa mère au dispensaire que Neuman l’avait vue pour la première fois, alitée au milieu d’autres malades. La jeune femme pouvait à peine cligner des yeux tant les lanières de cuir avaient fait gonfler son visage. Étaient-ce les marques affreuses sur son corps qui lui rappelaient le martyre de son père, son sourire quand il avait serré sa main, ses beaux yeux bruns désemparés qui le buvaient comme un faux élixir ? Ali lui avait promis ce jour-là que plus personne ne lui ferait de mal.
Il l’avait installée dans le township de Marenberg, essentiellement peuplé de coloured, une petite maison en dur avec de vraies fenêtres, et une porte solide où il venait frapper, parfois.
Au début, Maia s’était demandé si ce grand flic aux yeux de pierre n’était pas encore un de ces tordus, à la fois fascinés et horrifiés par le sexe des femmes — il pouvait la caresser des heures, aller et revenir sur elle comme une crème à double tranchant — mais après tout, elle avait connu pire pâture. Son nouveau boy-friend pouvait bien la tripoter autant qu’il le désirait, il pouvait lui demander de dresser son cul comme un phare pour y frotter des glaçons (code numéro trois), du bout de doigt lui picorer l’anus (code numéro cinq), il pouvait la fourrer avec tout ce qu’il voulait et même ce qu’elle ne voulait pas, Maia n’était plus très regardante. Elle survivait à Marenberg avec les moyens du bord : le troc, la débrouille, les petits boulots, la peinture, les types de passage… Deux ans étaient passés depuis le début de leur relation, deux ans où tout avait changé. Aujourd’hui Maia guettait son pas sur le perron, ses coups à la porte, son visage, ses mains sur son corps, elle, son animal de compagnie… Avec le temps, la jeune métisse était passée de la corvée obligatoire au plus doux des supplices. On ne l’avait jamais caressée ainsi.