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On ne l’avait jamais caressée du tout.

Il était plus de minuit quand Ali frappa ce soir-là à la porte. Maia se réveilla en catastrophe — il ne l’avait pas prévenue de sa visite. Elle enfila la nuisette qu’il lui avait offerte le mois dernier, bouscula le sommeil jusqu’à la porte d’entrée, ôta le loquet et le trouva là, la mine défaite.

Ali avait un pansement à l’oreille et un regard douloureux sous la lune. Il était arrivé quelque chose, elle le sut tout de suite. Maia posa la main sur sa joue pour le réconforter mais il l’intercepta.

— Il faut que je te parle, dit-il.

— Bien sûr… Entre.

Elle ne savait pas quoi dire, comment se comporter. Ils n’avaient jamais parlé d’amour. Il n’en avait jamais été question. C’était déjà un miracle qu’il daigne la toucher. Maia au fond se sentait impure, souillée, sans honneur, lui venait d’une famille cultivée, un clan sûrement de haut rang. Maia s’imaginait mille choses — Ali ne lui faisait pas l’amour de peur de s’abaisser, de se compromettre avec une fille de la campagne, une métisse qui était passée de bras en bras et qu’il avait ramassée dans la boue. Elle ne savait rien de ses sentiments, de ses plaisirs bizarres, mais elle espérait, malgré tout, parce que c’était dans sa nature.

L’homme qu’elle aimait ne prit pas le temps de s’asseoir : son regard la repoussa vers le canapé.

— Je ne reviendrai pas, dit-il soudain.

— Quoi ?

— On avait un accord : je t’en libère.

Sa voix n’était plus la même : elle venait des ténèbres, d’un endroit où Maia n’avait jamais mis les pieds, un endroit où elle n’irait pas.

— Mais… Ali… Je ne veux pas être libérée. Je veux rester avec toi.

Il ne dit rien. Il regardait les peintures fièrement exposées au mur du salon, des dessins naïfs barbouillés sur des bouts de planche, des couleurs vives représentant des scènes de vie du township — c’était courageux, pathétique, mauvais.

— Je continuerai à t’aider, dit-il, si c’est ça qui te tracasse.

Maia serra les dents sur le canapé où il l’avait acculée : ce n’était plus une question d’argent, il le savait très bien. La colère grondait dans sa poitrine. Même lui, si bon, la jetait comme une malpropre : il la renvoyait à son rôle d’animal de compagnie.

— Tu ne veux plus de moi ?

— C’est ça.

Sa méchanceté lui faisait mal. Il s’était passé quelque chose depuis la semaine dernière. Il ne pouvait pas l’abandonner comme ça, sans un mot d’explication.

— Tu as trouvé une autre fille ?… C’est ça ? Tu as trouvé une autre paumée qui croira que tu la sauveras ?! À moins que tu en aies plusieurs ? s’enflamma-t-elle. Un harem, c’est comme ça qu’on dit, non ?

Il y eut comme un coup de feu au loin, dans la nuit, ou une porte qu’on claque.

— Tais-toi, dit-il tout bas.

— Tu la baises ?

— Tais-toi !

— Dis, lui lança-t-elle avec fiel : est-ce que tu la baises, elle ?!

Ali leva la main sur elle qui, d’instinct, se protégea le visage. Le coup partit si vite que Maia sentit le souffle sur ses cheveux défaits : le poing frôla sa tempe avant de s’écraser contre la cloison, qui craqua sous l’impact. Maia lâcha un cri de stupeur. Ali frappa de toutes ses forces, plusieurs fois : il détruisit un à un ses tableaux accrochés au mur, pulvérisa la cloison de contreplaqué, à mains nues. Le petit bois volait à travers la pièce tandis qu’il s’acharnait, les éclats retombaient sur ses cheveux, Maia criait pour qu’il s’arrête mais les coups pleuvaient sans discontinuer : il allait la réduire en miettes, elle, la maison, leur vie, à coups de poing.

L’orage stoppa soudain.

Maia n’osait plus bouger, recroquevillée sur le canapé, geignant tout bas. Elle risqua un œil entre ses mains affolées : Ali se tenait au-dessus d’elle, le poing serré, plein d’écorchures, d’échardes, les yeux étincelants de rage.

Un feulement lui remonta des entrailles, un son qui lui glaça le sang :

— Tais-toi…

5

Une robe rouge passa dans le champ de vision. D’une main, la femme retenait son chapeau de paille qui menaçait de s’envoler au bout de la terre, de l’autre elle se balançait avec grâce sur la plage immaculée… Epkeen croisa l’apparition aérienne quand une rafale lui sabla le visage.

Il avait dépassé les cabanes de bois colorées le long de la promenade, le poste de secours, les parasols épars et les quelques édentés qui vendaient des babioles du township voisin ; la plage de Muizenberg se vidait à mesure qu’il longeait l’océan, le vent brassait la poussière et le sable qui se perdait au loin, dans les vapeurs de midi. Il se retourna mais la fille n’était plus qu’un point rouge dans la brume de chaleur ; on apercevait à peine la station balnéaire… Il poursuivit sa marche, peina dans le sable meuble, crachant tabac et alcools.

Brian était passé hier soir au bar de Long Street, où travaillait Tracy. Il voulait lui parler sérieusement, mais la rouquine n’en finissait plus de s’extasier sur les jongleries de son jeune collègue derrière le comptoir… Si ses yeux brillaient pour trois shakers qui tournent en l’air, autant en rester là, non ? Tracy était tombée des nues. Les mots de Brian avaient fait mouche mais manqué toutes leurs cibles. Il était nul en rupture. Pas le mode d’emploi. L’envie déglinguée. La mort de Dan l’avait rendu paresseux. Déception, amertume, tristesse, ils s’étaient quittés sans espoir de rechute…

Epkeen vit l’emplacement de la paillote, puis le barbecue au creux des dunes, la cabane vermoulue. Il restait les traces de sable noirci, le charbon renversé… Un frisson remonta le long de son échine. La métisse l’avait dragué en se trémoussant sur sa cuisse alors qu’elle comptait déjà lui faire la peau. Elle et le type qu’il avait balafré lui auraient fait ce qu’ils avaient fait à Dan. Peut-être qu’ils l’auraient découpé en morceaux, lui aussi, et mis à griller… Epkeen passa la langue sur ses lèvres, goûta le sel de l’océan tout proche et chassa la peur qui l’empêchait de penser.

La plage s’étendait jusqu’à la réserve de Pelikan Park : la maison qu’il cherchait ne devait plus être très loin… Il ajusta ses lunettes noires, grimpa au sommet d’une dune, vacilla sous les rafales. Pendues au ciel, les mouettes le fixaient de leurs yeux fous. Il aperçut la ligne de chemin de fer au loin, puis l’amorce d’un grillage qui filait derrière les arbustes pliés par le vent du large. La M3 se situait à deux kilomètres à peine, en suivant une piste cahoteuse… Brian dévala la pente jusqu’à l’entrée principale, fermée par un gros cadenas. Un panneau à demi rongé par le sel était rivé à la clôture, interdisant l’accès à la propriété privée, menace qui n’effrayait plus que les papillons : il escalada la clôture, pesta en s’écorchant le poignet contre le grillage et retomba sur le sable de la cour. Les mouettes s’éclipsèrent alors dans un cri : trottant sur le chemin, la silhouette d’une femme à cheval approchait…