Epkeen se tenait encore près du grillage lorsque la cavalière l’aborda, grimpée sur un frison à la robe noire luisante de sueur.
— Bonjour !
C’était une brune d’environ trente-cinq ans, un grand gabarit aux yeux bleus rieurs passablement renversants.
— Vous avez perdu quelque chose ? demanda-t-elle.
— Disons que je cherche.
— Ah oui ? feignit-elle de s’étonner. Vous cherchez quoi ?
— C’est que je cherche…
Elle tira la bride de sa bête qui, visiblement, ne demandait qu’à foncer vers l’océan.
— Vous vous promenez souvent dans le coin ? relança-t-il.
— Ça m’arrive… J’ai mon cheval en pension au club hippique, à côté du parc.
Pelikan Park, la réserve naturelle située à quelques centaines de mètres… Epkeen oublia les perles d’océan qui scintillaient au-dessus de la clôture et se tourna vers la maison :
— Vous savez qui habite là ?
La cavalière secoua la tête d’un signe négatif, curieusement imitée par sa monture :
— Non.
— Vous avez déjà vu des gens ?
Elle secoua de nouveau la tête.
— Un véhicule ? insista-t-il.
Le frison tirait sur la bride. Elle lui fit faire un pas de deux, très élégant, puis son visage s’éclaira lentement, comme si les souvenirs lui revenaient par bouquets d’azur :
— Oui… J’ai vu un 4x4 une fois, très tôt le matin, qui passait la grille… Je coupe parfois par les dunes, mais généralement je suis la plage. Pourquoi vous me demandez ça ?
— Quel genre de 4x4 ?
La femme se pencha sur sa selle pour détendre son fessier.
— Eh bien, je dirais un gros 4x4, sombre, un modèle récent, le genre à massacrer les dunes… À vrai dire, je l’ai à peine vu… Pas comme vous, relança-t-elle : c’est une propriété privée, vous avez remarqué ?
— Vous avez dit tôt le matin : vers quelle heure ?
— Six heures… J’aime bien monter le matin, quand la plage est déserte…
Lui aussi tout à coup.
Il faudrait juste trouver un cheval dépressif porté sur la tournée générale.
— C’était quand ?
— Je ne sais pas… (Elle haussa les épaules sous son tee-shirt moulant.) Une dizaine de jours…
— Et depuis, vous n’avez vu personne ?
— Que vous.
Ses perles bleues le traversaient comme de l’anti-matière.
— Si on vous montre une liste de véhicules similaires, vous croyez que vous pourriez identifier le 4x4 en question ?
— Vous êtes policier ?
— Des fois.
Le frison mastiquait son mors, le sabot fiévreux. Elle fit un tour complet sur elle-même.
— Vous travaillez au club hippique ? dit-il à la fin du ballet.
— Non. Je me contente de monter… Il a trois ans, fit-elle en tapotant l’encolure, il est encore fougueux. Vous aimez les chevaux ?
— Je préfère les poneys, dit-il.
Elle éclata de rire, ce qui énerva un peu plus l’animal.
— Je me disais aussi que vous n’aviez pas une tête à cheval.
— Ah oui ?
— C’est moi que vous regardez et il sent que vous avez peur de lui, acquiesça-t-elle : une tête à cheval aurait fait l’inverse…
— Je peux quand même avoir votre numéro de portable ?
Elle acquiesça tandis qu’il tirait son carnet, donna ses coordonnées. Le frison piétinait, au supplice, l’œil globuleux en direction du large.
— Je m’appelle Tara, conclut-elle avant de tendre sa main par-dessus le grillage. Je vous ramène ?
— Un autre jour, si vous voulez… On ira n’importe où.
Elle sourit comme un démon :
— Tant pis !
La cavalière tourna la bride de l’animal et, du talon, libéra la furie qui bouillait entre ses jambes. Ils disparurent bientôt, entre ciel et embruns… Epkeen resta planté devant son bout de grillage, sceptique, avant de revenir à la réalité.
Le vent tourbillonnait dans la cour. Le soleil était haut, écrasant, les mouettes comme des vigies… L’Afrikaner se tourna vers le bâtiment, isolé sous les pins.
La maison repérée par Janet Helms ressemblait à une ancienne station météo, avec ses volets clos et son antenne rouillée. Il marcha jusqu’à la porte blindée, évalua la façade. Pas d’étage ni d’affiliation à une entreprise de sécurité, juste un toit incliné et un soupirail à barreaux dont l’ouverture était bouchée par du carton. Tout semblait cadenassé, à l’abandon… Cette histoire de 4x4 lui laissait une impression bizarre. Il contourna l’habitation.
Epkeen n’avait pas de mandat mais un petit pied-de-biche qu’il tenait dans sa poche revolver : il comptait forcer la porte à l’arrière de la maison mais elle n’était pas fermée. Un squat ? Il saisit son.38 et se colla contre le mur. Il chargea son arme, poussa doucement la porte et risqua un œil à l’intérieur. Les courants d’air s’invitaient par la porte ouverte, croisant quelques mouches. Il pointa le canon vers la semi-obscurité. Ça sentait le renfermé dans la maison, et une odeur bizarre, brassée par le vent du dehors. Il se dirigea vers la pièce voisine, vide ; il trouva le compteur — l’électricité fonctionnait — et une troisième pièce qui donnait sur la cour, aux fenêtres condamnées. Il y avait une table en bois sur le sol en ciment, barbouillée de peinture, des pinceaux au crin durci, de vieux bouts de tapisserie décollés du mur et des mouches affolées qui zigzaguaient autour de lui. L’odeur flottait toujours, désagréable.
Une porte menait au sous-sol ; Epkeen se pencha sur les marches et porta aussitôt la main à son visage. L’odeur venait de là : une odeur de merde. Une odeur de merde humaine, épouvantable… Il poussa l’interrupteur et retint son souffle. Un essaim de mouches bourdonnait dans la cave, des milliers de mouches. Il descendit les marches, le doigt crispé sur la détente. Le sous-sol couvrait l’étendue du bâtiment, une pièce aux ouvertures calfeutrées où régnait une atmosphère de fin du monde. Il frémit, les yeux glacés, compta trois cadavres sous la nuée : deux mâles et une femelle. Leur état affreux rappelait les cobayes de Tembo. Scalpés, les membres arrachés, ils baignaient dans une mare de sang coagulé, noyés de mouches. Des corps difformes, éventrés, sans dents, le visage lacéré, méconnaissable. Un champ de bataille en vase clos. Une cage… Il releva la tête des cadavres et vit les murs, couverts d’excréments. On avait barbouillé de la merde aux quatre coins de la pièce, à hauteur d’homme…
Epkeen respira par la bouche mais ça n’allait pas mieux. Il traversa le nuage d’insectes en se protégeant de ses mains. Il y avait un lavabo au fond du réduit, et une paillasse carrelée où l’on s’était vidé les tripes. Deux couteaux gisaient à terre, le manche encore poisseux. Le bourdonnement entêtant, l’odeur de merde et de sang lui soulevaient le cœur. Il se pencha sur les cadavres, du plat de la main repoussa les mouches grouillant sur leurs visages. L’un des Noirs avait une plaie énorme à la joue gauche, et des tatouages sur les bras : même défiguré, il reconnut le type de la paillote, celui qui l’avait suivi derrière les dunes, et qu’il avait fouetté de son knout… La fille désarticulée à ses côtés devait être Pam. Il lui manquait la moitié du cuir chevelu… À bout de souffle, Epkeen remonta de la cave. Il claqua la porte derrière lui et resta là un moment, adossé au mur.
Il avait déterré des corps de militants abattus par les services spéciaux, des zombis croupissant dans des cachots, des corps calcinés par les vigilantes de l’Inkatha ou les comrades[32] de l’ANC, des gens sans peau et la gueule grimaçante en guise de remerciement ; il n’avait jamais ressenti de pitié — ce n’était pas son boulot. Aujourd’hui il n’éprouvait que du dégoût… Il courut vers la porte et vomit dans l’entrée tout ce qu’il avait sur le cœur.