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Le commissariat d’Harare était un bâtiment de brique rouge cerné de barbelés avec vue sur le nouveau palais de justice. Un constable écrasé de chaleur sous son béret stationnait à la grille. Neuman le laissa à ses mouches, évita les quelques soûlards qu’on poussait vers les cellules et se fit annoncer à la fille de l’accueil.

Walter Sanogo l’attendait dans son bureau, s’épongeant sous le ventilateur paresseux. Il croulait sous les dossiers en cours et la requête de Neuman ne l’avait mené nulle part ; les trois Noirs abattus sur la plage de Muizenberg ne figuraient pas parmi leurs suspects, les photos avaient fait le tour de Khayelitsha mais on n’avait rien trouvé, aucun lien avec un gang, nouveau ou ancien. La plupart des homicides qu’il traitait étaient le fait de bandes rivales, beaucoup n’avaient pas de papiers, les clandestins se comptaient par milliers : pour sa vie et celle de ses hommes, Sanogo les laissait s’entre-dévorer gentiment, pour ainsi dire en famille…

— J’ai croisé un de ces types il y a une dizaine de jours, fit Neuman en désignant la photo du plus jeune, près du gymnase en construction. Il se faisait appeler Joey.

Sanogo allongea une moue d’iguane sur le cliché :

— Généralement les types s’inventent des surnoms à la con : Machine Gun, Devil Man…

— Il y avait un autre jeune avec lui, un boiteux…

— Qui vous dit qu’il traîne encore dans le coin ?

— Ces tatouages, biaisa Neuman en montrant ses clichés, ça vous dit quelque chose ?

Des scorpions en position d’attaque, et deux lettres, « T.B. », à l’encre défraîchie… Sanogo fit un signe négatif.

— ThunderBird, expliqua Neuman : une ancienne milice tchadienne, infiltrée du Nigeria. Ils ont tué un de mes hommes et trafiquent de la came sur la péninsule. Une nouvelle merde à base de tik.

— Écoutez, souffla le capitaine d’un air paternaliste. Je suis désolé pour votre gars, mais nous ne sommes que deux cents policiers ici, pour plusieurs dizaines de milliers de personnes. J’ai à peine assez d’hommes pour gérer les affrontements entre les compagnies de taxis collectifs, quand celles-ci ne se retournent pas contre nous… Moi aussi j’ai perdu un agent le mois dernier : abattu comme un lapin, dans la rue, pour lui voler son arme de service.

— La meilleure sécurité pour vos hommes serait de neutraliser les gangs.

— Nous ne sommes pas à la ville, répliqua Sanogo : ici c’est la jungle.

— Tentons donc d’en sortir.

— Ah oui ? Et qu’est-ce que vous comptez faire : trouver chaque chef de gang pour lui demander s’il n’aurait pas un tuyau sur l’assassin de votre gars ?

— Oh ! je ne vais pas y aller seul, répliqua Neuman d’un air glacé : vous allez venir avec moi.

Sanogo s’agita sur son siège de plastique.

— N’y comptez pas, lança-t-il comme une chose entendue : j’ai bien assez de travail avec les affaires en cours.

Son regard vagabonda sur les piles de dossiers.

— Joey avait un Beretta M92 quasi neuf, dit Neuman. Les numéros de série ont été rayés mais ils proviennent à coup sûr d’un lot de la police : vous préférez une enquête approfondie sur vos stocks ?

Le nombre d’armes déclarées perdues dépassait tous les seuils tolérés, Neuman l’avait vérifié. Des armes pour ainsi dire volatiles.

Sanogo se tint un instant silencieux — il savait lesquels de ses constables alimentaient le trafic, lui-même touchait régulièrement ses « étrennes ». Neuman le toisa, méprisant :

— Réunissez vos hommes.

* * *

La proclamation de zones blanches avait entraîné des déplacements massifs de population, éparpillé les communautés et détruit le tissu social. Les Cape Flats où on avait parqué les Noirs et les métis étaient divisés en territoires, tenus par des bandes aux activités variées. Ils avaient ici une tradition ancienne, et s’étaient même transformés en syndicats — considérant que le gangstérisme était issu de l’apartheid, mille cinq cents tsotsis avaient ainsi manifesté devant le Parlement pour bénéficier de la même amnistie que les policiers. Certains gangs étaient employés par les propriétaires de débits de boissons illégaux, les shebeens, ou par les barons de la drogue, afin de protéger leur territoire. D’autres formaient des organisations pirates, pillant d’autres gangs pour se fournir en drogue, alcool et argent. Il y avait les bandes de pickpockets qui agissaient dans les bus, les taxis collectifs ou les trains, les mafias spécialisées dans le racket, et enfin les gangs des prisons qui géraient la vie en détention (contrebande, viols, exécutions, évasions), et auxquels tout prisonnier adhérait, de gré ou de force.

Khayelitsha était contrôlé depuis des années par le gang des Americans. Leur chef, Mzala, était craint et respecté. Mzala avait volé durant son enfance, tué à l’adolescence, et purgé trois ans de prison avant de se tailler une place parmi les tsotsis du township. Ils étaient sa seule famille, à lui comme aux autres — une famille qui au premier signe de faiblesse n’hésiterait pas à lui trouer la peau. Les Americans géraient le trafic, la prostitution, les jeux. Ils possédaient également le Marabi[33], le shebeen le plus lucratif du township, où Mzala et sa garde rapprochée avaient établi leur QG.

Les trois quarts de la population se trouvant exclus du marché du travail, c’est ici que se concentrait l’économie secondaire : lieux par excellence de la culture populaire, les shebeens avaient été créés par les femmes des campagnes qui avaient utilisé leurs compétences traditionnelles de brasseuses de bière. On tolérait les shebeens malgré la faune qui gravitait autour et les bandes armées qui trouvaient là un moyen d’écouler drogues et alcools.

Le Marabi était un endroit sale et bondé où une population noire et pauvre se soûlait avec l’application des sans-remède ; brandy, gin, bière, skokiaan, hops, hoenene, barberton ou des mixtures plus puissantes encore, on y vendait de tout sans autorisation ni scrupules. La shebeen queen qui tenait l’établissement se nommait Dina, sorte de sorcière gélatineuse à voix de cataclysme qui faisait régner la loi. Neuman la trouva derrière le comptoir, robe rose, balconnet pigeonnant, harcelant un vieil ivrogne pour qu’il boive plus vite.

— Où est Mzala ? demanda-t-il.

Dina vit la plaque d’officier, le visage peu amène derrière. Les semi-délirants sur les paillasses se turent. Les constables du township avaient neutralisé les deux mollassons censés surveiller l’entrée du bar. Sanogo suivait, à l’ombre du grand flic.

— C’est qui, lui ?! lança-t-elle au chef du commissariat. On a pas…

Dina fit une brève contorsion au-dessus du comptoir. Neuman lui avait saisi le poignet comme un piège à loup :

— La ferme.

— Lâchez-moi !

— Écoutez-moi ou je vous casse le bras.

Prise dans l’étau, la shebeen queen se vit plaquer sur le comptoir humide.

— Je veux parler à Mzala, fit Neuman d’une voix blanche. Une discussion amicale pour le moment.

— Il est pas là ! couina-t-elle.

Il colla la bouche à son oreille pleine de breloques :

— Ne me prends pas pour un négro… Allez, dépêche-toi.

La douleur irradiait dans son épaule. Dina acquiesça d’un signe de tête qui fit trembler ses chairs. Neuman la lâcha comme un ressort. La tenancière pesta en se massant le poignet — cette brute avait failli lui démettre le bras —, remit de l’ordre dans sa robe qui venait d’éponger le comptoir et donna un coup de pied dans un des types avachis à terre. Le Zoulou la toisait, menaçant. Elle fila derrière la cloison métallique.

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33

Désigne à la fois un style musical et un style de vie ; sert aussi d’insulte.