Sanogo et ses hommes se tenaient en retrait, à l’ombre. Neuman s’accroupit et glissa la tête par l’ouverture du tuyau : la conduite était à peine assez large pour passer les épaules. Le faisceau de sa torche dansa un moment sur les parois de béton, avant de se perdre dans l’obscurité… Au prix d’une belle contorsion, Neuman se faufila à l’intérieur du conduit.
Ça sentait la pisse, il pouvait à peine lever les coudes ; enfin, il commença à ramper, la torche serrée entre ses dents. Le tuyau semblait courir dans le noir. Il redressa la tête, qui ripa contre le béton. Il faisait plus frais à mesure qu’il s’enfonçait dans la conduite. Neuman rampa encore sur une dizaine de mètres, avant de stopper. Ça ne sentait plus l’urine mais une odeur désagréable, forte : l’odeur de décomposition.
Simon était là, sous le feu de sa torche, enroulé dans une couverture sale qui s’en allait en lambeaux. Il lui fallut un peu de temps avant de le reconnaître : son visage était nécrosé, livide, son ventre sous la couverture en partie dévoré par les bêtes… Neuman dirigea le faisceau sur les objets qui traînaient là, reconnut le sac à main de Josephina. Il y avait aussi une bouteille d’eau à côté du cadavre, des bougies consumées, un paquet de gâteaux vide et une photo, épargnée par les rats et l’humidité, que l’enfant serrait encore entre ses doigts. La photo de sa mère.
6
Mzala était surnommé « le Chat » — il aimait, paraît-il, jouer avec ses victimes, avant de les laisser pour mortes. Mzala savait que sa situation de chef de gang était éphémère, et la peur sa meilleure alliée. Gulethu et le reste de la bande dans la nature, il pouvait s’asseoir sur ses dollars. Chat ou pas, les autres allaient le lyncher.
Heureusement, ils avaient fini par localiser l’umqolan, la vieille sorcière qui soignait ce taré de Gulethu. Une cabane dans le camp de squatteurs, ou plutôt un amas de planches avec des peaux de bêtes mortes depuis mille ans clouées à la porte. Mzala était venu en personne secouer les breloques de la vieille folle et, selon son habitude, l’avait longuement tourmentée. Les autres, pourtant peu portés sur l’apitoiement, avaient détourné les yeux. Entre deux sanglots, l’umqolan avait dit ce qu’elle savait : Gulethu était passé deux jours plus tôt dans sa boutique puante, il avait pris l’argent qu’elle planquait pour lui, avant de repartir, visiblement pressé, avec le Toyota et la poignée d’hommes qui l’accompagnaient… Sept heures du soir, le jour du carnage sur la plage de Muizenberg… Les Americans surveillaient les accès au camp de squatteurs bien avant le crépuscule : à moins de s’enfuir à pied, Gulethu et sa bande étaient toujours dans la zone — on n’avait pas retrouvé le Toyota, ni sa carcasse calcinée… Mzala avait martyrisé l’umqolan pour savoir où se cachaient les fugitifs mais elle avait tourné de l’œil et ne le rouvrirait pas. Pas dans cet état. Il en frissonnait encore — vieille sorcière…
Les Americans avaient arpenté le camp de squatteurs les poches pleines de rands, et les langues s’étaient déliées. Le Toyota était caché sous une bâche dans la cour arrière d’un backyard shack — peinture, enjoliveurs, ils avaient commencé à maquiller le 4x4 en vue de prendre la fuite. Gulethu et ses sbires se terraient dans un trou voisin, creusé à même le sol, une toile de jute en guise d’abri…
— Tu espérais quoi, Saddam Hussein ? railla Mzala à la face livide qui pendait à la poutre du hangar. Un signe des esprits pour tenter ta chance, avec ta bagnole barbouillée et tes trois tarés ? Tss…
Pauvre type.
Gulethu avait les intestins en feu. Le Chat avait soigné leurs retrouvailles mais Terreblanche le voulait intact… Le boss venait d’arriver, la chemise kaki roulée sur les biceps, accompagné de deux sbires au crâne rasé, des Blancs pur jus, qu’il détestait cordialement…
— C’est lui ? lança Terreblanche.
— Oui.
Les pieds de Gulethu ne touchaient pas le sol. Il pendait là depuis deux heures, se tordait en grimaçant. Un Zoulou aux traits grossiers, plus près du primate : menton en galoche, front bas, arcades d’arriéré congénital, et ces yeux marronnasses, tremblant de fièvre… Terreblanche fit claquer sa cravache dans la paume de sa main.
— Maintenant tu vas tout me raconter, dit-il : depuis le début… Tu m’entends, face de singe ?!
Gulethu se tordait toujours au bout de sa chaîne. Mzala lui avait fourré du piment rouge dans le rectum, qui lentement lui brûlait l’intérieur des intestins… Terreblanche n’eut pas à utiliser sa cravache : Gulethu raconta ce qu’il savait. Sa voix haut perchée collait mal avec son récit, hallucinant. Terreblanche écouta les inepties du Zoulou, stoïque — voilà le genre de spécimens que son fils cadet voulait sauver, un cafre à face de chimpanzé, pervers et psychopathe… Il sortit deux sachets de sa poche, qu’on avait trouvés sur lui.
— C’est quoi ça ?
Une poudre verdâtre était compressée sous le plastique.
— Des plantes, grimaça Gulethu. Des plantes mixées… L’umqolan me l’a donné…
— Tu comptais en faire quoi ?
— Un rituel… L’intelezi… Pour me soigner.
Un rituel zoulou avant le combat… Terreblanche gambergea sous les tôles surchauffées du hangar. Mzala venait de lui apprendre qu’un flic de la ville était venu ce matin au Marabi, le chef du département criminel, Neuman en personne. Ali Neuman… Terreblanche avait connu son père, Luyinda, un agitateur politique, qu’on avait battu à mort : sa femme et son fils cadet avaient changé d’enclaves et de noms — Neuman, « nouvel homme », une contraction de l’afrikaans et de l’anglais. Lui aussi cherchait la bande…
7
— Papa brûle ?
— Oui, ma chérie.
— Il va où ?
— Papa s’en va faire un joli petit nuage dans le ciel…
Tom soupira, visiblement circonspect. Eve aussi trouvait le temps long. Leur deuil passant par l’épreuve du feu, Claire les tenait serrés contre elle, devant le four qui avait englouti le cercueil de Dan. Le malheur est contagieux, Claire le savait, mais elle avait besoin de leur force pour effacer ses visions de cauchemar. Les enfants ne savaient pas ce qui était arrivé à leur père, juste qu’il avait été tué par des bandits… La jeune femme tremblait devant le crématoire. Elle se demandait pourquoi ils lui avaient coupé les mains, elle aurait aimé entendre leurs explications, les raisons qui les avaient poussés à faire tout ce mal, s’il y en avait…
What Will You Say passait dans la sono pourrie, un morceau de Jeff Buckley qu’elle reprenait avec Chris, son guitariste black. Dan l’adorait : une voix comme une onde en suspens virant au tragique, Jeff et son sourire éthéré qui, comme son père Tim, s’était noyé, une nuit d’ivresse, dans le Mississippi… Claire ne se sentait pas épuisée malgré les calmants : juste violente. Le cancer, les rayons, ses cheveux partis par poignées, elle avait fait face avec un courage qu’elle ne se connaissait pas mais on ne l’avait pas préparée à ça.
Déjà petite, il suffisait d’un sourire et l’auréole lui poussait : dans l’esprit des gens, Claire était celle sur qui tout glissait, celle à qui il n’arriverait jamais rien de mal — elle était si jolie… Balivernes. Fausseté partout. Pas besoin de baignade nocturne dans le Mississippi. Le petit ange blond qui souriait aux photos n’avait plus d’auréole, il n’avait même plus de cheveux. Son mari était mort : crevé.