Выбрать главу

La police scientifique n’avait trouvé que de la merde sur les murs de la cave, du sang appartenant aux victimes, et deux couteaux de cuisine qui avaient servi à la boucherie, avec leurs empreintes sur les manches. Pas d’armes à feu, ni de came : ils étaient pourtant bourrés à mort du même cocktail à base de tik, des doses avoisinant le stade de la folie furieuse, d’après le protocole du légiste… S’étaient-ils réfugiés dans la maison pour échapper aux barrages de police ? S’étaient-ils entre-tués sous l’emprise de la défonce, ou les avait-on aidés comme on l’avait fait avec Stan Ramphele ? Était-ce leur squat, une planque depuis laquelle ils écoulaient la drogue ? Neuman avait croisé Joey, le plus jeune de la bande, l’autre jour sur le chantier de Khayelitsha : pourquoi en voulait-il à Simon ? Où était son acolyte, le boiteux ?

Neuman avait arpenté le quartier autour du gymnase en construction sans apprendre grand-chose : des gosses des rues comme Simon Mceli, il en traînait des masses dans le township. On l’avait baladé de terrains vagues en terrains de foot. Certains lui avaient conseillé d’aller se faire foutre chez les Blancs. Surpopulation, dénuement, sida, violence : le sort des gamins des rues venus d’un camp qui ne cessait de déborder n’intéressait personne.

Le rapport d’autopsie de Simon Mceli tomba en milieu d’après-midi. Les bêtes qui logeaient dans les conduites du chantier avaient sérieusement abîmé le corps de l’enfant, mais les lésions sur la partie proximale du troisième métacarpe correspondaient à des morsures d’insectes qui dataient d’une semaine, date approximative du décès. Il n’y avait aucun impact de balle, ni de blessure visible sur les parties du corps épargnées. Les quelques objets trouvés près de lui, bougies, allumettes, eau, nourriture, couverture, laissaient penser que Simon avait emporté avec lui un kit de survie minimum. Pas trace de piqûres autres que celles des insectes. Le gamin souffrait de graves carences alimentaires, calcium, fer, vitamines, protéines, il manquait de tout, sauf de produits toxiques : marijuana, méthamphétamine, et cette même molécule que le labo n’arrivait pas à identifier.

Simon aussi était intoxiqué. Il était même complètement accro. Cela pouvait expliquer son état famélique, l’agression contre sa mère, mais pas les causes du décès. Simon était mort d’un empoisonnement du sang mais ce n’est pas une surdose qui l’avait tué : il était mort du sida.

Un virus foudroyant.

* * *

À l’instar de la violence, l’Afrique du Sud était ravagée par le HIV. Vingt pour cent de la population porteuse du virus, une femme sur trois dans les townships, et des perspectives effrayantes : deux millions d’enfants perdraient leur mère dans les années à venir et l’espérance de vie, qui avait déjà baissé de cinq ans, allait perdre quinze ans de plus, et tomber à quarante ans à l’horizon 2020. Quarante ans…

Le gouvernement avait engagé un bras de fer juridique avec l’industrie pharmaceutique, qui refusait la distribution de médicaments génériques pour les personnes infectées ; l’accès aux antiviraux avait finalement été entériné avec le concours de la communauté internationale et d’une campagne de presse virulente, mais le sujet restait brûlant. Pour le gouvernement sud-africain, une nation était comme une famille unie, stable et nourricière, s’épanouissant dans un corps sain, et disciplinée : le président invalidait les statistiques de séroprévalence, le taux de décès et les violences sexuelles qui, selon lui, relevaient de la sphère privée. Il mettait en accusation l’opposition politique, les activistes du sida, les multinationales et les Blancs, toujours prompts à stigmatiser les pratiques sexuelles des Noirs, alors en position d’accusés — le « péril noir », résurgence de l’apartheid : ainsi le sida était considéré comme une maladie banale liée à la pauvreté, la malnutrition et l’hygiène, excluant explicitement le sexe, aux conséquences intolérables, notamment en matière de mœurs masculines. Selon ce point de vue et pour contenir le fléau, la politique sanitaire du gouvernement avait d’abord préconisé l’ail et le jus de citron après les rapports sexuels, et de prendre une douche ou d’utiliser des pommades lubrifiantes. Le rejet des préservatifs, considérés comme non virils et l’instrument des Blancs, malgré les distributions gratuites, finissait de noircir un tableau déjà passablement désespérant.

Jacques Raymond, le médecin belge qui travaillait au dispensaire de Khayelitsha pour le compte de MSF, était sérieusement remonté : vaccins, dépistage, consultations à domicile, forum d’informations, Raymond arpentait le township depuis trois ans et ne comptait plus les morts. Neuman avait demandé à consulter la fiche de Simon Mceli et le médecin n’avait pas fait d’histoires — violence, maladie, drogue, la vie des enfants des rues ne valait rien sur le marché, pas même un serment d’Hippocrate…

Raymond avait une moustache rousse impressionnante, de fines mains jaunies par le tabac et un fort accent français. Il ouvrit le casier métallique de son cabinet et tira la fiche correspondante.

— Oui, dit-il bientôt, j’ai bien soigné ce gamin, il y a vingt mois… On en a profité pour faire un bilan, mais Simon n’était pas porteur du virus : le test de dépistage était négatif.

— D’après l’autopsie du légiste, reprit Neuman, le virus qu’il a contracté a muté à une vitesse peu commune.

— Ça peut arriver, surtout sur des constitutions faibles.

— Simon était en forme quand vous l’avez examiné, non ?

— Vingt mois, c’est long quand on vit dehors, répondit le Belge. Seringues infectées, prostitution, viols : les gosses des rues se droguent de plus en plus tôt, et avec les milliers de types qui s’imaginent guérir du sida en déflorant des vierges, ils sont souvent les premières victimes.

Neuman connaissait les chiffres des meurtres sur enfants — statistiques en flèche.

— Croyances encouragées par les sangomas du township, insinua-t-il.

— Bah, fit le médecin sans grande conviction : tous ne sont pas des arriérés… Il s’agit aussi de médecine traditionnelle… Le problème, c’est que n’importe qui peut se déclarer guérisseur : après, c’est une question de persuasion, de crédulité et d’ignorance. Les malades du sida sont considérés ici comme des parias ; la plupart sont prêts à croire n’importe quoi pour se soigner. Les microbicides n’ont pas tenu leurs promesses, ajouta-t-il avec amertume : avec nos campagnes pour le port des préservatifs, on prêche dans le désert…

Mais Neuman pensait à autre chose :

— C’est quoi, la période d’incubation : quinze jours ?

— Le sida ? Oui, à peu près… Pourquoi ?

Simon avait contracté le virus ces derniers mois : il était accro à la came qui circulait sur la côte. Nicole Wiese, Stan Ramphele, les tsotsis dans la cave, tous avaient succombé au cocktail dès les premières prises. Tous sauf De Villiers, le surfeur abattu par la police… Un doute le saisit. Neuman remercia le médecin belge sans répondre à sa question, croisa la file de malades qui attendait dans le couloir et quitta le dispensaire.