— Un joggeur l’a trouvée ce matin, dit Neuman. Vers sept heures.
Une fille défigurée, qui reposait sur le dos. Les mains aussi étaient dans un sale état. Epkeen alluma une cigarette, une chape de cafard sur ses épaules.
— Tu n’aurais pas une fille vivante à me présenter ? dit-il pour se donner une contenance.
Ali ne répondit pas. Le vent soulevait les pans de la jupe, recrachait du sable ; Tembo s’affairait autour du cadavre, visiblement soucieux. L’équipe scientifique ratissait la plage. Une femme blanche, pas plus de trente ans, des cheveux blonds oxygénés, poisseux, un visage sans bouche, sans nez, sans rien… Des nuages noirs s’amoncelaient dans le ciel. Neuman fixait le bouillon de la mer toute proche. Une mouette sautilla à quelques encablures, inclina le bec vers le cadavre. Epkeen la chassa d’un regard mauvais.
— On sait qui c’est ? dit-il enfin.
— Kate Montgomery… Elle habite une des maisons au-dessus, avec son père, Tony.
— Le chanteur ?
— Hum.
Tony Montgomery avait eu son heure de gloire au milieu des années 90, un symbole de la réconciliation nationale : voilà pourquoi les journalistes affluaient…
— On n’a pas encore réussi à le joindre, fit Neuman, mais Kate travaillait comme styliste sur un clip. On vient d’avoir l’équipe de tournage, qui l’attend toujours… On a retrouvé sa voiture à deux kilomètres, un peu plus haut sur la corniche, mais pas son sac à main.
Tembo se dirigea vers eux, retenant son chapeau de feutre qui menaçait de s’envoler. Lui aussi faisait grise mine. Il livra ses premières conclusions d’une voix mécanique. Tous les coups avaient été portés au visage et à la tête : marteau, barre de fer, gourdin… L’arme du crime restait introuvable mais les similitudes avec Nicole Wiese semblaient évidentes. Même sauvagerie dans l’exécution, même type d’arme blanche. La mort se situait vers dix heures, la veille au soir. L’absence de traces de sang sur le sable laissait penser que le corps avait été transporté jusqu’à la plage. Le viol, cette fois-ci, était avéré.
Epkeen éteignit sa cigarette dans le sable, garda le mégot.
— Des traces de lutte ? demanda Neuman.
— Non, répondit le légiste, mais il y a des coupures à la taille, des marques anciennes… Quelques jours pour les entailles les plus récentes, des semaines pour les autres.
— Des traces rectilignes ?
Ali songeait aux marques étranges trouvées sur le corps de la première victime. Tembo secoua doucement la tête :
— Non. Les coupures sont peu profondes, probablement faites au cutter… Les ongles en revanche ont été tailladés. Par un couteau visiblement… Venez voir.
Ils s’agenouillèrent près du cadavre. Le bout des doigts était grossièrement mutilé. Tembo désigna le haut du crâne.
— Une mèche de cheveux aussi a été coupée, dit-il.
Neuman maugréa. Mèche de cheveux, rognures d’ongle : n’importe quel sangoma pouvait se procurer ce type d’ingrédients à moindres frais… Il vit le chemisier déchiré de la jeune femme, où le sang avait séché. Les bretelles du soutien-gorge étaient sectionnées, le torse lacéré.
— Scarifications ?
— On dirait plutôt des lettres, fit Tembo. (Il souleva le chemisier à l’aide d’un crayon.) Ou des chiffres taillés dans la peau… Vous voyez les trois « o » ?
Le sang avait coagulé sur son poitrail mais les entailles, plus sombres, étaient visibles.
— O… lo… lo, déchiffra Neuman.
— C’est quoi, réagit Epkeen : du xhosa ?
— Non… Du zoulou.
Nous vous tuons : le cri de guerre des ancêtres, repris par la frange dure de l’Inkatha.
8
Un orage tropical s’abattit sur Kloof Nek. Epkeen actionna les essuie-glaces de la Mercedes. Tara qui lui claquait comme une bulle entre les doigts, la fille massacrée sur la plage, la presse people sur la piste du tueur, les conneries qu’ils allaient raconter, il vivait une matinée de merde. La situation avait tendance à se répéter ces temps-ci. Contrecoup de la mort de Dan ? Il avait soudain envie de prendre des vacances, des grandes, de se tirer loin de ce pays qui pissait le sang, du monde assiégé par la finance et les élites (ré) actionnaires, et crever d’amour avec la dernière venue en se soûlant dans un de leurs palaces à la con, comme dans les bouquins de Fitzgerald… Au lieu de quoi, il remonta les lacets de Tafelberg qui menaient au téléférique et trouva une place parmi l’enfilade de voitures garées le long de la route.
La pluie martelait l’asphalte au pied de la Table Mountain, dont on devinait à peine le sommet dans les brumes ouatées. Il coupa les Girls Against Boys qui maltraitaient les enceintes de l’autoradio, donna une pièce au gamin au dossard criard qui gérait les stationnements et courut jusqu’aux boutiques de souvenirs où les touristes trempés attendaient le téléférique.
On pouvait grimper jusqu’en haut par les sentiers escarpés, mais la pluie et les attaques qui s’étaient multipliées ces derniers mois avaient fini par dissuader les plus téméraires. Ceux qui se pressaient là étaient globalement gras, rougeauds, attifés comme des farmers à une noce ; Epkeen voyait tout en noir, alors qu’un bout de ciel bleu pointait sous l’anthracite. Enfin le téléférique se mit en marche. La cabine rasa les flancs à pic, un kilomètre de dénivelé sous le cliquetis des appareils numériques. Poussés par le vent, les nuages enfumaient les sommets, qu’ils atteignirent bientôt. Epkeen laissa les touristes à leur point de vue imprenable sur la ville et, sans un regard pour l’océan dégringolé, prit le sentier qui menait à Gorge Views.
Tony Montgomery avait chanté la réconciliation nationale et plusieurs de ses tubes avaient fait le tour de la planète. Loving Together, A New World, Rainbow of Tears, chantés en plusieurs langues — comme le nouvel hymne sud-africain — avaient fait de lui une star. Epkeen trouvait les paroles de ses chansons sirupeuses à souhait, sa musique carrément à chier, mais ses intentions louables l’avaient rendu populaire. Montgomery avait une fille unique, Kate, qu’il tenait loin des flashs.
Kate Montgomery avait vingt-deux ans. Elle résidait à Llandudno, sur la côte est de la péninsule, et travaillait comme styliste sur un clip — Motherfucker, un groupe local de Death Metal — tourné au sommet de la Table Mountain…
Une lande plate et verdoyante s’étendait parmi les joncs ; Epkeen croisa un écureuil gris et suivit la flopée de papillons qui l’escortaient sur le sentier. Le lieu du tournage se situait deux kilomètres après les rochers, délimité par des barrières métalliques ; deux cerbères noirs croisaient les mains devant leur sexe, lunettes profilées et moues blasées, qui se déridèrent à peine en voyant sa plaque.
Contrairement à ce qu’il avait imaginé, ni l’orage ni le meurtre de la styliste n’avaient arrêté le tournage : une dizaine de personnes s’affairaient autour des tentes dévastées, des décors balayés — notamment un zébu baroque aux cornes de diable en papier mâché qui gisait, cul par-dessus tête. On sortait le matériel des bâches, les gamelles, dans la plus grande agitation. Il slaloma entre les flaques. Plus loin, une bande de chevelus au look gothico-metal pointait leur barbiche, maquillés comme des Batgirls mal dégrossies. Le premier gueulait que sa guitare était pleine de flotte, qu’elle allait l’électrocuter : les autres trouvaient ça carrément tordant.
— Qui est le responsable ici ? demanda Epkeen à la première venue, une petite boulotte au coupe-vent jaune fluo.