— Je fais le maximum, rétorqua-t-elle.
— Ça ne fait pas lourd, mademoiselle.
— Madame, rectifia-t-elle.
— Ah oui ? Depuis quand ?
— Vous ne croyiez quand même pas que j’allais vous inviter à mon mariage ! railla-t-elle avec gourmandise.
— J’aurais amené des fleurs en fer, dit-il, les yeux papillonnants.
— Vous connaissez si bien la sensibilité des femmes… Maintenant, si vous avez une question intelligente à poser, trouvez-la vite, parce que j’ai quatre spécimens de votre genre à manager, la pluie a mis en l’air le décor et nous sommes en retard sur le planning.
— The show must go on.
— Quoi the show must go on ?! l’imita-t-elle très mal.
— La mort de Kate ne semble pas beaucoup vous émouvoir.
— J’ai malheureusement déjà fait le deuil de pas mal de choses…
Une perle de tendresse s’échoua au milieu des brisants.
— Je reviendrai sans doute vous poser quelques questions, dit-il.
L’équipe technique se mettait en place. Ruby haussa les épaules :
— Si ça vous amuse…
Une rafale les fit vaciller. Brian secoua la tête.
— Ça s’arrange pas, toi, hein ?
Soixante mille sangomas exerçaient en Afrique du Sud, dont plusieurs milliers dans la seule province du Cap : sacrifices, émasculations, enlèvements et torture d’enfants, les meurtres les plus abominables étaient régulièrement commis sous prétexte de guérison miraculeuse, la plupart du temps du fait de brûleurs d’encens ignorants et barbares.
La mèche de cheveux et les ongles rognés laissaient penser que le tueur cherchait à confectionner un muti, un remède, ou une potion magique quelconque. Un muti… Pour soigner quoi ? Après les déclarations malheureuses de la ministre de la Santé au sujet du sida, c’est l’Afrique entière qui était discréditée avec ce genre d’histoires…
Neuman avait fouillé dans le CRC (Criminal Record Center, l’organe de police répertoriant les criminels des dernières décennies), notamment concernant des données spécifiques aux crimes rituels : plusieurs centaines officiellement, lors des dix dernières années. Des milliers en réalité : enfants mutilés, bras, sexe, cœur, organes arrachés, parfois à vif pour un surplus d’« efficacité », testicules, vertèbres vendus à prix d’or sur le marché des superstitions, le musée des horreurs battait son plein, avec une foule d’incrédules anonymes pour tueurs par procuration et des statistiques en hausse constante. Il n’avait rien trouvé.
L’équipe scientifique avait investi la villa de Montgomery sans relever de traces d’effraction. Le système de sécurité fonctionnait et rien n’avait été volé. Kate n’avait donc pas eu le temps de passer chez elle après le tournage, ou alors elle était entrée en compagnie du tueur, ce qui paraissait peu probable : on aurait pu les voir ensemble, à commencer par la caméra à l’entrée, dont les bandes s’avéraient être vierges. Le coupé Porsche qu’elle conduisait avait été retrouvé sur le bord de la route, à deux kilomètres à peine de la maison. Comme pour Nicole, le tueur avait choisi un endroit isolé, sans témoin potentiel : la route de la corniche quittait Chapman’s Peak et serpentait parmi la végétation avant d’atteindre le village très chic de Llandudno. Pas d’autres empreintes que celles de la victime à bord du véhicule. Le tueur l’avait interceptée sur la corniche. Ou Kate s’était arrêtée de son plein gré et ne s’était pas méfiée, comme Nicole Wiese. D’après les infos récoltées par Epkeen, la styliste aurait dû arriver à Llandudno aux alentours de sept heures et demie du soir. Sa mort remontait à dix heures : qu’avait-elle fait durant ce temps ? Le tueur l’avait-il droguée, de sorte qu’elle n’offre aucune résistance ? Deux heures où il l’avait séquestrée, afin de préparer son sacrifice, ololo, « nous vous tuons », sous-entendu les Zoulous…
Zaziwe : « espoir »…
Association d’idées, hasard, coïncidence ? Neuman sentit le piège. Il était là, sous ses yeux. Une tentation divine, un appel, dont l’écho semblait résonner depuis toujours. Un piège où il tombait…
Zina Dukobe avait été un membre actif de l’Inkatha et sillonnait depuis dix ans le continent avec son groupe de performeurs : elle n’apparaissait dans aucune organisation politique depuis les élections démocratiques mais tous ses musiciens étaient, ou avaient été, en contact avec le parti zoulou. Neuman dressa la liste des tournées du groupe en Afrique du Sud, les dates de résidence, et les compara aux multiples crimes non élucidés durant ces périodes. Après recoupements des fichiers de la CID (la police judiciaire) et des différentes forces de sécurité, il constata que six homicides avaient eu lieu à Jo’burg durant leur séjour (2003). L’une des victimes, Karl Woos, était le directeur d’une prison de haute sécurité durant l’apartheid : on l’avait trouvé chez lui, mort, empoisonné au curare, probablement victime d’une prostituée.
Neuman approfondit les recherches et tomba bientôt sur une autre affaire non élucidée : Karl Müller, ancien commissaire de police à Durban, retrouvé dans sa voiture au bord d’une route secondaire, une balle dans la tête — son revolver avait été retrouvé près de lui, sans lettre expliquant un éventuel suicide (14 janvier 2005). La troupe s’y était rendue à la même époque : ils avaient joué une semaine dans les clubs de la ville avant de repartir, le lendemain du meurtre…
Bamako, Yaoundé, Kinshasa, Harare, Luanda, Windhoek : Neuman élargit les recherches dans toutes les villes où le groupe zoulou s’était produit. Les données étaient inexistantes ou difficiles d’accès. Enfin, il releva la trace d’une mort suspecte à Maputo, au Mozambique : Neil Francis, un officier des services secrets de l’apartheid reconverti dans le commerce de diamants, le crâne fracassé au pied d’une falaise.
Août 2007 : la troupe de Zina était restée dix jours sur place…
Neuman recollait les petits morceaux perdus au fond de lui quand il reçut le mail de Tembo. Le légiste avait fait une analyse complémentaire concernant De Villiers, le surfeur accro à la came tué lors du braquage : d’après les échantillons de sang gardés en stock, De Villiers avait contracté le HIV.
Le virus s’était développé depuis peu mais, comme pour Simon, de manière spectaculaire : espérance de vie inférieure à six mois.
L’intuition de Neuman était la bonne, ce qui ne le rassura pas. Il y avait quoi dans cette dope : la mort ? Quoi d’autre ?
Le township, à force de grossir, avait fini par atteindre la mer.
Les gamins venaient ainsi jouer au foot sur la plage, pour la plus grande joie des touristes en minibus qui, via un tour-opérateur et une visite éclair du township, se rachetaient une bonne conscience à moindre frais. On n’en voyait aucun dans les boîtes noires des quartiers populaires de Cape Town — les seules où vous étiez fouillé à l’entrée —, ni d’ailleurs le moindre Blanc, au grand dam de la jeunesse locale.
C’est là, en bordure des dunes qui séparaient la plage des camps de squatteurs, que Winnie Got avait vu Simon pour la dernière fois, avec les traîne-savates qui constituaient sa bande : Simon mort, ces gosses étaient les derniers témoins de l’affaire… Neuman gara sa voiture au bout de la piste et marcha vers l’océan bouillonnant. Les cris des gamins, portés par le vent, s’entendaient de loin. Le sable de la plage était d’un blanc aveuglant sous le soleil. Une meute en short courait après une boule de mousse en partie dévorée. On n’avait pas le temps de se faire des passes, c’était mêlée générale aux quatre coins du terrain et clameurs spectaculaires à chaque dégagement ; les goals se dandinaient entre deux pulls jetés sur le sable, en attendant.