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L’ombre du Zoulou passa sur le poids plume qui gardait ses buts invisibles.

— Je cherche deux enfants, fit Neuman en montrant la photo de Simon : des gamins de la zone, qui doivent avoir dans les dix-douze ans.

Le petit goal recula d’un pas.

— L’un d’eux est plus grand, avec un short vert. Ils traînaient avec ce gars-là, Simon… On m’a dit qu’ils venaient jouer au foot avec vous.

Le gamin regardait Neuman comme s’il allait le tacler à la gorge.

— Je… je sais pas, m’sieur… Faut demander aux autres, fit-il en désignant la cohue.

Ils étaient une trentaine à s’étriller joyeusement sous le soleil.

— Il est à qui le ballon ?

— Nelson, répondit le poids plume. Celui qui a le maillot des Bafana Bafana…

L’équipe nationale, pas très en forme à ce qu’il paraît, malgré la Coupe du monde qui se profilait.

La confusion la plus totale régnait autour de la sphère de mousse : Neuman dut confisquer l’objet convoité pour se faire entendre. Enfin il prit le dénommé Nelson à part, aussitôt entouré de ses joueurs, et leur expliqua le but de sa recherche. Les gosses se pressaient autour de lui comme s’il avait des bonbons. On fit d’abord des mines d’ignorants mais la photo raviva les souvenirs. La bande avait traîné quelque temps sur la plage, ils avaient même essayé de jouer au foot ensemble mais les gars de la zone faisaient les durs, le genre à piquer le ballon…

— Ils sont venus quand, la dernière fois ? demanda Neuman.

— J’sais pas, m’sieur… Quinze jours, trois semaines…

Nelson reluquait le ballon que le géant tenait sous son bras — c’était le sien et ils n’en avaient pas d’autre.

— Combien d’enfants avec Simon ?

— Trois ou quatre…

— Tu peux me les décrire ?

— Je me souviens d’un grand avec un short vert… Il se faisait appeler Teddy… Y en avait un autre, plus petit, avec une chemise de l’armée.

— Une chemise kaki ?

— Oui.

— Quoi d’autre ?

— Bah…

Les gamins chahutaient dans son dos, s’envoyaient des vannes en argot.

— Ils n’avaient pas un signe particulier ? insista Neuman. Un détail sur le visage, des tatouages…

Nelson se concentra.

— Le plus petit, dit-il enfin, celui qu’avait la chemise militaire : il avait une cicatrice dans le cou. Là, fit-il en désignant l’amorce maigrichonne de ses trapèzes. Le genre cicatrice recousue soi-même !

Les autres s’esclaffèrent en se tapant sur les cuisses, se bousculant de plus belle.

— Rien d’autre ? demanda Neuman.

— Ho, m’sieur ! s’esclaffa Neslon. J’suis pas une camera Divix !

Les gosses n’avaient plus d’yeux que pour le bout de mousse. Neuman le balança loin, par-dessus les têtes. Les petits déguerpirent illico en hurlant, comme si chacun venait de marquer un but.

* * *

Neuman arpenta les public open spaces, ces zones d’étendue sablonneuse envahies de broussailles où se réfugiaient les criminels. Il croisa quelques fantômes, des rejetés des townships ou des camps de squatteurs, sans obtenir de renseignements au sujet des gamins. Le vent qui balayait la zone effaçait tout, jusqu’au souvenir des morts.

Neuman marcha vers les dunes pelées, ne vit plus que des canettes de Coca vides, des emballages en plastique, des goulots de bouteille servant de pipe pour se défoncer au tik ou au Mandrax. L’endroit était vide, inquiétant, un paysage lunaire où n’erraient pas même les chiens, de peur de se faire bouffer… Le reste de la bande traînait pourtant quelque part… Ils avaient fui le camp de squatteurs et la plage trois semaines plus tôt, et personne ne les avait revus. Simon s’était réfugié dans le township voisin, où il avait grandi, seul. La bande s’était donc scindée. Ils avaient fui pour échapper aux dealers : Neuman avait croisé deux d’entre eux sur le chantier. Epkeen avait abattu Joey mais son compère ne figurait pas parmi les cadavres retrouvés dans la cave : le boiteux…

Neuman retourna vers la piste qui longeait le no man’s land. Sa voiture attendait sur la caillasse chauffée à blanc, des mirages éthyliques sur le capot ; il déclencha l’ouverture à distance.

Un gamin sortit alors du fossé voisin. Un petit Noir d’une douzaine d’années, avec un tee-shirt crasseux et des semelles en pneu. Il provoqua un petit éboulis en remontant du fossé, fit un pas vers Neuman mais resta à distance. Ses cheveux crépus étaient gris de poussière. Il tordait un bout de fil de fer entre ses mains sales, chassa les mouches qui couraient autour de ses yeux.

— Bonjour…

Des yeux malades qui, en coulant, avaient formé des croûtes jaunâtres.

— Bonjour.

Le gamin, bizarrement, ne demandait pas de pièces : il le jaugea de loin, près du fossé où il attendait, triturant son bout de fil de fer. Neuman eut un sentiment de malaise, encore diffus. Il lui faisait penser aux lapins atteints de myxomatose, qui restaient là sans bouger, en attendant la mort…

— Tu vis ici ? demanda Ali.

Le gamin fit signe que oui. Son pantalon de jogging était déchiqueté aux mollets et il n’avait pas de casquette. Neuman sortit la photo de Simon.

— Tu as déjà vu ce garçon ?

Le gosse éloigna les mouches de ses orbites, fit signe que non.

— Il fait partie d’une bande de gamins des rues : un grand avec un short vert et un plus petit, avec une chemise de l’armée et une cicatrice dans le cou…

— Non, dit-il. Jamais vu…

Sa voix n’avait pas mué mais le regard qu’il lui lança n’était plus celui d’un enfant.

— Vingt rands, sir… (Le petit loqueteux posa la main sur son pantalon.) Vingt rands pour une pipe, ça vous dit, sir ?

* * *

Josephina était l’une des « mères » du Bantu Congregational Church, une congrégation des Églises de Sion implantée dans le township : méprisant les prières toutes faites des Européens, les sionistes chantaient ensemble, le plus fort possible, sans jamais cesser de danser.

Neuman se fraya un chemin parmi la foule et trouva sa mère devant l’estrade, parmi d’autres chanteuses transies d’amour. Josephina secouait son prodigieux embonpoint, louant le Seigneur avec une ferveur à la mesure du prêcheur qui, ce soir, donnait son show ; le public reprenait en chœur, extatique… Ali resta un moment à observer sa mère, le front inondé de sueur, souriant au vide bleu. Elle paraissait heureuse… Une bouffée de tendresse lui serra le cœur. Il se souvenait du 27 avril, le jour des premières élections démocratiques, quand ils étaient allés ensemble au bureau de vote de Khayelitsha… Il revoyait la file de gens apprêtés comme pour un mariage, des Noirs et des métis qui faisaient la queue en demandant à ceux qui revenaient de l’isoloir s’ils n’avaient pas eu de problèmes — on avait peur de se tromper de candidat (ils étaient dix sur la liste), de ne pas faire la croix au bon endroit, ou qu’elle dépasse du cadre, ce qui annulerait le vote, on se méfiait de l’encre sur les doigts[34], des empreintes digitales qu’on pouvait laisser sur la feuille de vote, dont on disait qu’elles pouvaient les trahir — si l’on votait pour l’ANC, qui dit que les autorités ne jetteraient pas les sympathisants en prison ?! Il revoyait Josephina entrer dans l’isoloir avec sa liste de candidats, toute tremblante, et du cri d’horreur qu’elle avait poussé : la pauvre s’était trompée, elle avait coché la case de Makwethu, premier sur la liste des candidats, dont les cheveux gris ressemblaient à ceux de Madiba[35]. On avait calmé ses cris de désespoir en lui donnant un autre bulletin, que Josephina s’était appliquée à remplir comme il convenait, sans déborder du cadre, mais elle avait repassé tant de fois sur sa croix qu’elle avait troué le papier… Il se souvenait des visages, des cartes d’identité qu’on serrait, les doigts exsangues, des gens qui votaient en pleurant, ceux qui paraissaient ivres en sortant de l’isoloir, et de la fête indescriptible qui avait suivi le résultat des élections, quand même les grand-mères étaient sorties dans la rue avec leurs couvertures pour se mêler aux danses et au tonnerre de klaxons…

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34

Les gens devaient mettre la main dans un détecteur d’encre, pour vérifier s’ils n’avaient pas déjà voté.

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35

Nom affectueux donné à Nelson Mandela.