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— Avec qui : la police ?

— Vous, le gouvernement, les Blancs aux commandes de la machine. Si votre type se prend pour un guerrier zoulou, c’est qu’il se sent de taille à défier le monde entier.

Neuman ne savait pas si c’était la dope qui donnait au tueur ce sentiment d’invincibilité, s’il comptait ramener son muti à un des sangomas du township, s’il s’attaquait à ces filles par racisme, lâcheté ou folie pure : son regard se perdait sur les motifs orange de la moquette.

— Vous avez peur de quoi ? lui lança-t-elle.

Il redressa la tête.

— Pas de lui en tout cas.

— Vos mains tremblent, fit-elle.

— Peut-être. Vous voulez savoir pourquoi ?

— Oui.

Les jambes de Neuman se dérobaient, pourtant immobiles.

— J’ai une liste de crimes commis dans les villes où vous avez tourné, lâcha-t-il tout de go, vous et votre groupe : au moins trois meurtres non élucidés, tous concernant d’anciens hauts fonctionnaires ayant exercé sous le régime de l’apartheid.

La danseuse serra sa serviette autour de son cou. Elle ne s’attendait pas à ça. Ses yeux lui avaient menti. Il ne l’aimait pas. Il lui tendait des pièges. Il la traquait, depuis le début.

— C’est avec un de vos philtres d’amour que vous avez empoisonné Karl Woos ? relança-t-il.

— Je ne suis pas une mante religieuse.

— Woos, Müller et Francis n’ont pas témoigné à la Commission Vérité et Réconciliation, dit-il : vous les avez liquidés à cause de l’impunité dont ils ont bénéficié ? Vous continuez à régler vos comptes avec le passé ?

Zina reprit sa posture d’ancienne militante.

— Vous parlez à un fantôme, monsieur Neuman.

— Vous avez tué au nom de l’Inkatha ?

— Non.

— Vous pourriez tuer au nom de l’Inkatha ?

— Je suis zouloue.

— Moi aussi : je n’ai jamais tué en tant que tel.

— Vous l’auriez fait pour l’ANC, siffla-t-elle. Vous l’auriez fait pour venger votre père.

Elle savait ça.

— Vous militez toujours pour l’Inkatha, dit-il doucement. Du moins officieusement…

— Non : je danse.

— Un sucre pour attirer les guêpes.

— Je déteste le sucre.

— Vous mentez toujours.

— Et vous, vous délirez : je danse, que ça vous plaise ou non.

— Oui, vous dansez… (Neuman fit un pas vers la coiffeuse, où il l’avait acculée.) Votre prochaine cible est ici, à Cape Town ? Vous l’avez déjà approchée ?

— Vous délirez, répéta-t-elle.

— Ah oui ?

Un bref silence satura l’air de la loge. Zina attrapa ses mains brûlantes de fièvre et, sans fléchir, posa ses lèvres sur les siennes. Neuman ne bougea pas quand elle introduisit sa langue dans sa bouche : il était la cible…

Zina l’embrassait, les yeux grands ouverts, quand la sonnerie du portable retentit dans sa poche.

C’était Janet Helms.

— J’ai trouvé l’ADN du suspect dans les fichiers, dit-elle.

* * *

Sam Gulethu, né le 10/12/1966 dans le bantoustan du KwaZulu. Une mère sans profession, décédée en 1981, un père mort deux ans plus tôt dans les mines. Quitte son village natal à l’adolescence avant d’errer en quête d’un pass pour travailler en ville. Accusé du meurtre d’une adolescente en 1984, purge une première peine de six ans à la prison de Durban. Intègre les rangs des vigilantes de l’Inkatha en 1986, lors de l’état d’urgence[37], jusqu’à la fin du régime séparatiste. Soupçonné de plusieurs meurtres d’opposants lors de la période trouble précédant les élections démocratiques, Gulethu est amnistié en 1994. On retrouve sa trace en 1997, condamné à six mois de prison ferme pour trafic de stupéfiants, puis à deux ans pour vols avec violence — peines purgées à la prison de Durban. Migre dans la province du Cap, où il se lie à divers gangs du township de Marenberg. Trafic de marijuana, racket dans les bus, les trains. De nouveau condamné, en 2002, cette fois-ci à six ans de détention pour agressions avec violence aggravée, séquestration et actes de torture — peine purgée à la prison de Poulsmoor. En ressort le 14/ 09/2006. Ne se rend à aucun des rendez-vous fixés par les services sociaux de Marenberg, où il était censé élire domicile. Activités de sangoma inconnues. A probablement réintégré un des gangs du township. Signes distinctifs : peau du visage grêlée, une incisive manquante à la mâchoire inférieure, tatouage d’araignée sur l’avant-bras droit…

Neuman fixait l’écran de l’ordinateur de Janet Helms, qu’il avait aussitôt rejointe au commissariat central. Marenberg : le township où vivait Maia, le tatouage, Pouslmoor… Les informations se télescopaient. Malgré des zones d’ombre, la piste Gulethu semblait la bonne. Les vigilantes qui avaient maintenu l’ordre dans les bantoustans à coups de bâton étaient le plus souvent restés dans les townships : mal vus, désœuvrés, ils finissaient par tomber dans les bras des bandes armées et des mafias qui s’y étaient implantées. Gulethu avait pu monter un nouveau gang à sa sortie de prison, avec ce qui traînait dans la rue — anciens miliciens, enfants-soldats, putes, junkies… Gulethu et Sonny Ramphele avaient séjourné dans la même prison de Poulsmoor, le Zoulou devait être au courant du trafic sur la côte ; il avait monté un business avec le petit frère en vue d’écouler sa came auprès de la clientèle blanche, plus lucrative que ces éclopés du township. Stan avait dû lui faire une réflexion au sujet de son tatouage, et de sa phobie des araignées… Le jeune Xhosa avait pu lui servir de rabatteur pour Nicole Wiese, moyennant argent, sans savoir qu’il allait la tuer. Stan « suicidé », qui avait livré Kate Montgomery aux mains du Zoulou ?

Les yeux de Neuman ne pouvaient se détacher de la photo anthropométrique sur l’écran. Gulethu n’était pas laid : il était effrayant.

10

Hout Bay était le port de pêche le plus important de la péninsule. Les premiers bateaux revenaient du large, une nuée de mouettes dans leur sillage. Epkeen salua la colonie d’otaries qui nichait dans la baie, longea le pittoresque Mariner’s Wharf et les restaurants de fruits de mer qui bordaient la plage, et gara la Mercedes devant les stands du marché.

Des femmes aux robes chamarrées installaient leurs jouets en bois avant l’arrivée des touristes. L’agence ATD se situait un peu plus loin, au bout des quais. Une agence de sécurité parmi les plus importantes du pays. Nom du responsable de Hout Bay : Frank Debeer.

Epkeen passa les entrepôts de réfrigération où des ouvriers noirs attendaient le butin du jour et se dirigea vers l’agence, un bâtiment à colonnades isolé de l’activité du port. Il n’y avait personne devant l’enseigne, rien qu’une Ford aux couleurs de l’entreprise qui rôtissait dans la cour. Il marcha jusqu’au hangar voisin et poussa la lourde porte coulissante : une autre Ford bariolée guettait dans la pénombre, cachant à peine la ligne sombre d’un 4x4 Pinzgauer.

Des hirondelles avaient niché sous les poutres métalliques. Epkeen approcha du véhicule, actionna la portière : fermée. Il se pencha sur les vitres teintées : impossible de voir l’intérieur. La carrosserie était comme neuve, sans traces de peinture fraîche… Il inspectait les rares marques de terre sur les pneus quand une voix retentit dans son dos :

— Vous cherchez quelque chose ?

Un gros Blanc en treillis bleu arrivait de la cour : Debeer, un Afrikaner entre deux âges avec des lunettes de soleil réfléchissantes et une panse à vider des caisses de Castel à la chaîne. Epkeen présenta sa plaque aux hirondelles.

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37

Les criminels purgeant de longues peines étaient relâchés avec la promesse de casser leur jugement s’ils tuaient des membres de l’UDF de Desmond Tutu lors de raids opérés dans les townships avec l’aide de la police.