— Vous…
— La ferme, je t’ai déjà dit.
D’un regard, Neuman tassa la tenancière derrière son comptoir. Il dépassa le pilier et tira la cloison métallique qui menait au salon privé des Americans. Un ventilateur bruyant brassait l’air enfumé. Trois types affalés sur des paillasses attendaient leur tour pour jouer : concentré devant la cible, Mzala semblait en phase de repos.
— Mon cadeau vous a plu ? lança-t-il en même temps que sa fléchette sur la cible.
On était loin du mille.
Deux tsotsis aux yeux rubiconds sortirent du couloir et encadrèrent le chef du gang. Epkeen les garda en ligne de mire — ils avaient une arme sous leur chemise. Les trois autres semblaient roupiller sous leurs paupières. Sanogo se tint contre la cloison métallique, près de la shebeen queen venue à la rescousse.
— D’où sort cette tête ? demanda Neuman.
— Pas loin d’ici : du côté de Crossroad, à la bordure du township, où il cherchait à écouler sa came… Mauvaise idée, ajouta Mzala avec un sourire en bois.
Il allait lancer une nouvelle fléchette mais Neuman se posta devant la cible :
— Alors vous lui avez coupé la tête.
Le tsotsi prit un air contrit qui lui allait comme un nez de clown.
— J’ai rien contre les flics, dit-il, mais j’aime pas trop apprendre ce qui se passe chez moi par le trou du cul de la voisine. Votre histoire, ça m’a presque empêché de dormir : comme quoi le territoire des Americans serait pas étanche… (Il fit claquer sa langue.) Vous êtes évolué, vous, vous comprenez ce que c’est la propriété privée… Il fallait leur envoyer un signal fort à ces bâtards d’étrangers.
— La mafia nigériane ?
— Faut croire. Ces chiens-là, vous en chassez dix, il en revient cent.
Le Chat souriait, énigmatique.
— Comment tu sais qu’ils sont nigérians ?
— Ils parlaient le dashiki entre eux, et ça pousse comme le chiendent ces gangs-là : z’avez qu’à demander au Captain, fit-il en désignant du nez le flic près de la cloison.
Sanogo ne broncha pas. Deux constables se tenaient à l’entrée du shebeen, les autres surveillaient les buveurs de la salle.
— Qui est leur chef ? demanda Neuman.
— Un de ces putains de négros, j’imagine.
— Tu lui as découpé les paupières au rasoir, ce n’était pas simplement pour le plaisir. Alors ?
Le tsotsi essuya la paume de sa main sur son tee-shirt blanc défraîchi.
— J’ai pas demandé leurs noms, mon frère : c’était rien que des chiens de Nigérians… Un territoire, ça se partage pas : encore moins celui des Americans.
Aucun mouvement hostile pour le moment. Epkeen passa un œil par la fenêtre à barreaux qui donnait sur un coin de la rue : dehors les gosses en short chahutaient à distance, tenus par les bras des aînés.
— Où est le reste du corps ? demanda Neuman.
— On l’a renvoyé d’où il venait, ce fils de pute ! fit Mzala, bombant le torse devant sa cour : de l’autre côté de la voie ferrée…
La ligne séparait Khayelitsha des camps de squatteurs.
— Le gang vient de la zone ?
— Faut croire, mon frère.
— Qu’est-ce qu’ils foutent sur votre territoire ?
— Je vous ai dit : ils cherchent à écouler leur came.
— Quelle came ?
— Du tik. En tout cas c’est ce que le gars nous a dit… Il avait plus de raisons de mentir, ajouta-t-il avec un sourire sournois. Ces hyènes prospectaient par chez nous, depuis un petit moment apparemment… Ça se fait pas, z’êtes d’accord. On est des Americans, nous, pas le genre à partager.
— Tu sais que tu fais de l’humour ? (Neuman lui tendit la photo de Gulethu.) Ce type-là, tu connais ?
— Bah…
— Gulethu, un tsotsi d’origine zouloue. Il a écumé les gangs des townships avant de faire un séjour à l’ombre. Il a plusieurs meurtres sur les bras, notamment deux filles blanches.
— C’est lui, le Zoulou dont parlent les journaux ?
— Ne me dis pas que tu sais lire.
— J’ai des filles qu’ont appris pour moi, dit-il en se tournant vers la métisse qui mollissait sur le sofa. Pas vrai, ma grosse, que tu en connais un rayon en lecture ?!
— Ouais, répondit la courtisane, la poitrine débordant de son body rouge : j’ai même la Bible écrit sur mon cul !
On rit grassement. Les seins de la fille trépidaient en cadence.
— Alors ? s’impatienta Neuman.
— Non, répondit Mzala : jamais vu ce type-là.
— Le reste du gang, il se cache où ?
— Dans les Cape Flats, un ancien plaza shop d’après le gars, près de la voie ferrée… Je suis pas allé voir. Ça pue la merde par là-bas.
Mzala souriait de ses dents jaunes quand soudain les vitres volèrent en éclats. Les deux policiers postés à l’entrée furent criblés de balles avant de pouvoir brandir leur arme, l’enseigne et la porte pulvérisées. Un pick-up débâché pila à hauteur du shebeen : les trois hommes grimpés à l’arrière l’arrosèrent d’une pluie de feu. Les clients reculèrent sous l’impact des projectiles qui fusaient à l’intérieur ; un homme tomba face contre terre, un autre s’écroula devant le comptoir, la nuque brisée. Les plus vigoureux refluaient en bousculant les poivrots éberlués, se frayant un passage à coups de poing : une rafale arracha la mâchoire d’un policier pris dans la bousculade, qui poussa un cri sauvage. Neuman s’était jeté à terre. Les corps tombaient autour de lui, tandis qu’on se réfugiait vers la salle de jeu. Des tirs de AK-47. Pris de panique, d’autres cherchaient à s’enfuir par les fenêtres où les tueurs les cueillaient, renvoyant des pantins sanguinolents à l’intérieur. Neuman chercha Epkeen, le trouva au ras du sol, le.38 à la main. Terré contre le mur, Mzala braillait des ordres dans son téléphone portable. Les clients se précipitaient près de la cloison métallique, mitraillés à bout portant : les balles pleuvaient toujours dans une explosion de plâtre, verres, bouteilles, panneaux publicitaires… Mzala et ses hommes se postèrent à la fenêtre du salon privé et firent feu à leur tour.
Sanogo et ses hommes s’étaient repliés dans la confusion la plus totale, sept agents en uniforme, dont un blessé au menton déchiqueté que soutenait une jeune recrue terrorisée. Les balles fusaient au-dessus du comptoir où Dina se tenait cachée, les mains sur la tête. Neuman rampa au milieu du tumulte et suivit Epkeen par la porte de service. D’autres tirs claquèrent alors dans la rue, faisant écho aux râles des blessés.
Sur le qui-vive, les Americans avaient aussitôt rappliqué pour une contre-attaque éclair : ils pilonnèrent le pick-up à l’arrêt devant leur QG, stoppant net le déluge de feu.
Epkeen et Neuman surgirent dans la cour du shebeen, une impasse où s’amoncelaient des cagettes et des bassines de maïs concassé. Ils avisèrent les toits de tôle ondulée et grimpèrent à la gouttière. Les passants effrayés s’étaient enfuis, on entendait des cris depuis les ruelles voisines. Les trois Noirs à l’arrière du Toyota avaient fait volte-face et répondaient maintenant aux tirs des Americans venus à la rescousse. Une brève fusillade s’engagea : un des Noirs s’écroula contre la bâche du pick-up, qui démarra en trombe. Un quatrième tireur couvrit leur fuite depuis la portière. Epkeen et Neuman firent feu depuis les toits, vidant leurs chargeurs sur les tsotsis à l’arrière.