— Hi hi hi !
— Oui, bon, ça va…
Mais Josephina était aux anges : le visage de la femme était noble, ses formes généreuses, un doux peuplier penché sur le lit de son fils…
— Vous êtes zouloue, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Oui… Un peu trop au goût de votre fils d’ailleurs…
Zina lança un clin d’œil à l’homme qui gisait sur le lit, et partit dans un courant d’air.
Ali blêmit un peu plus.
Appuyée sur sa canne, sa mère le regardait comme s’il chassait des nuages sur Vénus :
— Tu as l’air en forme, mon grand !
Il avait le goût de ses lèvres sur sa bouche et un trou noir dans le cœur.
Brian avait acheté un lion jaune et rouge aux vendeurs ambulants, et un zèbre pour Eve : des figurines en fil de fer, qu’ils bricolaient dans les townships… Il sonna à l’interphone, la gorge un peu sèche.
— Oui ? fit une voix de femme.
— Claire ? C’est Brian…
— Qui ça ?
Calme blanc sous le soleil écrasé.
Sensation de sable mouvant sur le trottoir.
Les soirées arrosées passées ensemble avaient fait d’eux des amis à part entière : Dan n’aurait pas aimé qu’on laisse tomber sa femme sous prétexte qu’il n’était plus là.
— Laisse-moi entrer, Claire, insista-t-il : deux minutes.
Il y eut d’abord une forte densité de silence, un soupir à peine perceptible dans l’interphone, puis un déclic électronique qui ouvrit la grille.
Le soleil inondait le petit jardin de la maison. Eve et Tom s’aspergeaient dans une piscine en plastique sous le regard de leur tante Margot, qui le salua d’un sourire occupé.
— Tonton Brian ! Tonton Brian !
Les gamins se jetèrent à son cou comme s’il était un poney, adorèrent ses cadeaux.
— Il est où Ali ? demanda Tom.
— En train de se mettre du vernis à ongles : il viendra vous voir quand ce sera sec.
— C’est vrai ? s’émerveilla Eve.
Claire était sur la terrasse, arrondissant les angles des pâtes à sel que les gamins venaient de malaxer. Prétextant un nouveau jeu, Margot attira les enfants vers la piscine. Brian approcha de la table où la jeune femme s’appliquait en silence.
— Je t’ai dit que je préférais être seule, fit-elle sans relever la tête.
Il mit les mains dans ses poches pour ne pas fumer.
— Je voulais juste avoir de vos nouvelles.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Les enfants, ça va ?
— Tu as déjà vu des orphelins péter le feu ?
— Tu es vivante, Claire, dit-il d’un ton amical.
— Je ne suis pas morte : nuance.
La jeune veuve leva les yeux mais le chagrin l’avait engloutie à l’intérieur d’elle-même. Même le bleu de ses iris avait déteint.
— La situation est assez compliquée comme ça, tu ne crois pas…
— C’est vrai que ça pourrait être pire, renvoya-t-elle avec un sourire féroce : il y a aussi le crabe qui pourrait m’arracher le sein. Heureusement j’ai de la chance, mes cheveux repoussent ! Formidable, non ?
Ses mains tremblaient sur la pâte à sel.
— Tu as reçu mon paquet ? demanda-t-il.
— Les affaires de Dan ? Oui… Tu aurais dû mettre ses mains avec, dans la boîte : pour le souvenir.
Sa méchanceté allait la faire pleurer. De grosses larmes affluaient déjà à ses paupières gonflées. Il ne la reconnaissait plus. Elle non plus sans doute…
— Va-t’en, Brian, dit-elle. Je t’en prie.
Les cris des enfants perçaient depuis la piscine. Il embrassa ses cheveux synthétiques, désemparé, tandis qu’elle massacrait les figurines.
Les zones tampons de Nyanga, Crossroads et Philippi concentraient la majorité des camps de squatteurs. Ces zones tampons avaient leurs propres lois, avec shebeens et bordels, musique et courses de chevaux. Quelques shacklords, les seigneurs des bas-fonds, y faisaient une courte carrière. Sam Gulethu figurait parmi ceux-là.
On avait fini par trouver le hangar, un ancien plaza shop, qui leur servait de planque, à la limite de Khayelitsha. Les empreintes et traces d’ADN laissées sur les mégots confirmaient que le gang avait séjourné là. Le hangar était aménagé — dortoir, cuisine —, les ouvertures protégées par des plaques d’acier : un QG facile à défendre en cas d’attaque d’un gang rival, avec un garage fermé et une ruelle qui filait vers les dunes du public open space voisin. Un 4x4 pouvait rejoindre la nationale en quelques minutes, Muizenberg en moins d’une demi-heure. La police n’avait pas mis la main sur le stock de poudre mais on avait découvert des seringues non usagées et des résidus de marijuana un peu partout dans les chambres. Deux tsotsis abattus lors de l’attaque du Marabi étaient connus des services : Etho Mumgembe, un ancien witdoeke, ces miliciens tolérés par l’apartheid qui affrontaient la jeunesse progressiste des bantoustans, et Patrice « Tyson » Sango, ancien sergent recruteur dans une milice rebelle du Congo, recherché pour crimes de guerre. On ne savait pas ce qui avait poussé les tsotsis à s’entre-tuer dans la cave, si Gulethu les avait éliminés à cause des flics à leurs trousses : on avait trouvé soixante-cinq mille rands dans les poches du « Zoulou ». L’argent du deal sans doute. Ça ne disait pas où était le stock de dope, s’il existait encore, si une mafia fournissait le gang, mais les analyses toxicologiques expliquaient l’attaque-suicide contre le QG des Americans : Gulethu et ses tueurs étaient défoncés lors de la fusillade, toujours cette fameuse came à base de tik, avec le même taux de toxicité que pour les tsotsis éventrés dans la cave. Étaient-ils devenus accrocs, eux aussi ? Gulethu les manipulait-il pour accomplir ses rites criminels ? Le hangar était bourré d’armes : revolvers de la police aux numéros rayés, grenades offensives, deux fusils d’assaut et des bâtons de combat zoulous, dont un umsila, plus court, encore taché du sang de Kate Montgomery, avec les empreintes de Gulethu. Les cheveux de la jeune femme et les rognures d’ongles étaient cachés dans une boîte en fer sous un matelas de fortune, avec des grigris, des amulettes…
Gulethu n’avait pas eu le temps de confectionner son muti et son « combat » contre les Americans avait tourné court : délire guerrier, ethnocide ou suicidaire, quelle qu’ait pu être la pensée archaïque du « Zoulou », ses secrets étaient morts avec lui.
L’heure n’était de toute façon plus aux supputations de psychologue : la salle du palais de justice de Cape Town était bondée pour la conférence de presse du chef de la police, l’ambiance électrique dans les travées. Photographes et journalistes se pressaient devant l’estrade où le superintendant, dans son uniforme d’apparat, livrait les premières conclusions de l’enquête.
Douze morts, dont deux policiers, six personnes à l’hôpital dans un état critique, l’intervention dans le township de Khayelitsha s’était soldée par un carnage. Avec la campagne anti-crime de la FNB, les élections présidentielles qui se profilaient et les enjeux économico-médiatiques de cette foutue Coupe du monde, Karl Krugë jouait sa retraite anticipée dans cette affaire.
Il fit un rapport élogieux du département criminel, qui avait anéanti le gang mafieux et l’assassin des deux jeunes femmes, avant de noyer le poisson avec éloquence : il n’y avait pas de résurgence identitaire zouloue, pas de membres déçus de l’Inkatha prêts à en découdre avec le reste du pays pour réclamer la sécession ou l’indépendance. Il n’y avait pas de groupes politiques extrémistes, pas d’ethnie bafouée, il n’y avait qu’un gang de mercenaires lié aux mafias qui écoulait une nouvelle drogue sur la péninsule, et leur chef, Sam Gulethu, un tsotsi abruti par des années d’ultra-violence qui se prenait pour un ange exterminateur, illuminé par une quelconque vision indigéniste, fatras de croyances confuses, de sorcellerie en kit, de vengeance et de dégénérescence chronique, un être lâche qui profitait de la naïveté de la jeunesse blanche pour régler ses comptes avec ses vieux démons.