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L’affaire Wiese/Montgomery était bouclée. Le pays n’était pas en proie au chaos mais à des problèmes conjoncturels…

À l’abri des flashs, Ali Neuman observait la scène avec une gêne confuse.

Il venait d’avoir Maia au téléphone. Ils avaient rendez-vous à Marenberg, où Gulethu avait vécu. Chaque pas lui clouait le cœur mais il pouvait avancer. Les journalistes se bousculaient devant l’estrade, où Krugë suait dans son uniforme impeccable… Neuman n’attendit pas la fin de la conférence de presse pour quitter le palais de justice.

Epkeen, lui, n’était même pas venu.

2

La route des vins du Cap était un des plus beaux itinéraires du pays : les vignes au pied de la montagne, l’architecture des manoirs français ou hollandais, la sauvagerie de la roche découpée dans le bleu du ciel, la végétation touffue, pénétrante, les cartes des restaurants — un paradis sur terre, pour qui pouvait payer.

Brian passait ses dimanches midi avec Ruby à La Colombe, un restaurant gastronomique tenu par un chef français, quand ils claquaient l’argent de la semaine en un repas. S’ils entretenaient leur fibre contestataire dans les rares lieux underground d’une ville vouée à l’ennui pastoral du « développement séparé » et tiraient le diable par la queue plus souvent qu’à leur tour, avec Ruby, on ne finissait pas le week-end au fish-and-chips : son standing, c’était plutôt déjeuner à la carte arrosé de chardonnay et du shiraz de la vallée, et advienne que pourra. Ils se soûlaient des heures à l’ombre des cyprès amoureux, cuvaient dans la piscine de l’établissement en parlant de son fameux label, des groupes alternatifs qu’elle allait produire pour emmerder ce régime de mal-baisés, avant de régler ça dans les fourrés… Le bon vieux temps. Ça n’avait pas duré, les cuites du dimanche midi : il y avait eu David, les fins de mois de plus en plus difficiles (la plupart de ses clients noirs ne pouvant payer ses services, c’est Ruby qui subvenait aux besoins du ménage), leurs nerfs à vif quand la police et les services de renseignements lui cherchaient des noises, pourrissaient leur vie à coups de petites mesquineries administratives ou judiciaires, sans parler de ses séjours répétés dans les fossés et de l’appréhension du coup de fil annonçant qu’il ne se relèverait pas, son baratin pour la rassurer, sa défiance maladive, et puis ce jour où Ruby l’avait surpris en ville avec une femme noire, dans une attitude sans équivoque…

La brise faisait voler les cendres dans l’habitacle de la Mercedes. Epkeen quitta la route ensoleillée et roula parmi les vignes.

Ruby avait resurgi dans sa vie au moment où il collectionnait emmerdes et déconvenues, il y avait forcément une raison à ça… La sémantique à plat, Brian fila dans la campagne.

Le manoir de Broschendal datait de deux siècles et figurait parmi les plus fameux vignobles du pays — les huguenots français étaient venus comme tous les migrants avec leur culture et de quoi la développer. Epkeen longea les champs de vigne et roula jusqu’à la propriété voisine, une ancienne ferme qu’on devinait au bout du chemin.

Un concert de cigales l’accueillit dans la cour écrasée de soleil. Un chien à poil court et aux bajoues luisantes s’avança en montrant les crocs. Trapu, puissant, capable de plaquer un homme à terre et de l’y maintenir, le bullmastiff qui gardait la propriété dépassait les soixante kilos.

— Alors, gros pépère : ça marche la croquette ?

Le chien se méfiait. Il avait raison — Epkeen n’avait pas peur des chiens.

La maison du dentiste s’étendait à flanc de colline, une ancienne ferme retapée avec goût. Mufliers, cosmos, azalées, pétunias, le jardin qui bordait les vignes embaumait depuis l’aile gauche du bâtiment. L’Afrikaner longea la piscine de céramique et trouva son ex-femme à l’ombre d’un rosier grimpant « Belle du Portugal », à demi nue sur une chaise longue.

— Salut, Ruby…

Somnolant sous ses lunettes de soleil, elle ne l’avait pas entendu arriver : la blonde auburn fit un bond de cabri sur son pliant.

— Qu’est-ce que tu fais là ?! lâcha-t-elle comme si ses yeux lui jouaient des tours.

— Bah, tu vois : je suis venu te voir.

Ruby ne portait qu’un bikini jaune. Elle se couvrit d’un paréo, puis fusilla le bullmastiff qui trottinait sur la pelouse.

— Et toi, connard, fit-elle au chien, ça te dérangerait de faire ton boulot ?!

L’animal passa à hauteur, toute bave dehors, fit un écart pour éviter la Kommandantur qui l’avait en ligne de mire. Brian mit les mains dans ses poches :

— David a eu les résultats de son examen ?

— Depuis quand tu t’intéresses à ton fils ?

— Depuis que j’ai vu sa copine. On peut parler sérieusement ?

— De quoi ?

— Kate Montgomery, par exemple.

— Tu as un mandat pour entrer chez les gens comme ça ?

Elle tenait son paréo serré sur ses seins, comme s’il sentait le bouc.

— J’ai besoin de précisions, dit-il en se concentrant un peu. Kate n’avait pas d’amis, personne n’a été capable de me renseigner à son sujet et tu es la dernière personne à l’avoir vue vivante.

— Pourquoi ils n’envoient pas un vrai flic ? fit-elle avec une sincérité désarmante.

— Parce que c’est moi le plus naze de tous.

Un petit sourire moqueur coula sur les lèvres de Ruby. Au moins il la faisait marrer.

— Je crains de n’avoir rien de plus à te dire, se radoucit-elle.

— J’aimerais pourtant que tu m’aides. Kate était défoncée quand on l’a assassinée : tu étais au courant de son passé de toxico ?

Elle soupira.

— Non… Mais c’est pas la peine de s’appeler Lacan pour voir qu’elle avait un pet au casque.

— Kate était adepte du cutting. Tu connais le principe ?

— Se découper la peau et voir son sang couler pour se sentir vivant, oui… Je ne l’ai jamais vue pratiquer la chose, si c’est ça qui te tracasse, ni organiser de parties fines avec les bouchers du coin.

— Le tueur charcutait ses victimes : il a pu lui promettre de la soulager, ce genre de choses…

— Je t’ai dit que je n’étais au courant de rien.

— Il savait quand Kate passerait sur la corniche, poursuivit Brian : il l’a attendue près de chez elle pour la braquer, ou l’intercepter… Possible aussi qu’ils aient eu rendez-vous, et qu’on l’ait piégée. Dans tous les cas, le meurtre était prémédité. Ça signifie que le tueur connaissait son emploi du temps.

— Qu’est-ce que ça peut faire, puisqu’il est mort ? L’affaire est terminée, non ? Ils l’ont dit à la radio…

— C’est toi qui organises les plannings. Un membre de l’équipe de tournage a pu renseigner Gulethu, attirer Kate dans un piège, comme pour Nicole Wiese.

— Je croyais que tu les avais interrogés ?

— Ça n’a rien donné, avoua-t-il. Je me suis renseigné sur le groupe de Death Metal : leurs conneries sataniques, les poulets égorgés et tout le bordel, c’est du business pour ados ou une fascination pour les pratiques occultes ?

— Ils sont tous végétariens, dit-elle.