Выбрать главу

Les dividendes étaient répartis vers une demi-douzaine de banques, soit autant de comptes dont elle se procura les numéros. La manœuvre là encore était illégale, le résultat aléatoire, mais elle avait vu juste : l’un des numéros de Hout Bay correspondait au compte offshore qui louait la maison de Muizenberg.

Évasion fiscale ? Financements d’opérations occultes et caisse noire dans un paradis bancaire ? Les dividendes d’ATD étaient transférés via une banque sud-africaine, la First National Bank (celle-là même qui menait la campagne anti-meurtre), et laissaient apparaître un nom : Joost Terreblanche.

Janet poursuivit ses recherches mais les informations disponibles s’avéraient maigres : Terreblanche était un ancien colonel de l’armée qui avait pris sa retraite anticipée à l’élection de Mandela et ne semblait plus résider en Afrique du Sud. Il y avait une adresse à Johannesburg, vieille de quatre ans, mais la piste se perdait. Simple question de méthode. Janet activa ses réseaux aux services de renseignements et accéda, toujours de manière illicite, aux archives de l’armée.

Celles-ci étaient plus précises. Joost Terreblanche avait exercé dans la province du KwaZulu durant l’apartheid, avec le grade de colonel, au 77e bataillon : cette unité recrutait et entraînait des hommes pour des opérations d’intervention dans les bantoustans. Frank Debeer avait servi de kitskonstable dans le même bataillon…

Elle fouilla les registres, les dossiers, les commissions. Un nom tomba bientôt sur l’écran. Un nom sinistre : Wouter Basson.

3

Wouter Basson (06/07/1950). Cardiologue, chimiste. Général de brigade et médecin particulier du président Pieter Botha. Commence sa carrière en 1984 : craignant une attaque biochimique communiste, le général Viljoen, responsable de la défense sud-africaine, développe une unité spéciale chargée du Chemical and Biological Warfare (CBW). Nom de code : Project Coast.

Wouter Basson est chargé de mettre sur pied un laboratoire militaire à Roodeplaat, banlieue de Pretoria. Avec la menace de Mandela et de son programme (une voix, un vote), les autorités réalisent combien la démographie leur est défavorable : Basson recrute deux cents scientifiques, chargés par le CCB (Civil Cooperation Bureau) de mettre au point des armes chimiques — sucre à la salmonelle, cigarettes à l’anthracène, bière au thallium, chocolat au cyanure, whisky à la colchicine, déodorant au sthyphimurium — dans le but d’éliminer les militants anti-apartheid en Afrique du Sud, mais aussi au Mozambique, au Swaziland, en Namibie… (Nombre de victimes inconnu à ce jour.) Basson poursuit ses recherches ultra-secrètes et conçoit une molécule mortelle, sensible à la mélanine qui pigmente la peau des Noirs. Études sur la propagation d’épidémies dans les populations africaines, stérilisation en masse des femmes noires via les réservoirs d’alimentation en eau, etc. Malgré la signature de traités de non-prolifération biochimique et l’embargo anti-apartheid, l’Angleterre, les États-Unis, Israël, la Suisse, la France, l’Irak ou la Libye collaborent aux programmes du laboratoire jusqu’à ce qu’en 1990, le nouveau président De Klerk fasse stopper la production d’agents chimiques et ordonne leur destruction.

Le Project Coast est démantelé en 1993. Les activités de Basson font l’objet d’enquêtes internes mais en 1995, le gouvernement Mandela l’engage pour travailler sur le projet Transnet, une compagnie de transport et d’infrastructure, avant d’être réintégré comme chirurgien dans l’unité médicale des forces armées.

En 1996, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) dirigée par Desmond Tutu enquête sur les activités biologiques et chimiques des unités de sécurité. Basson tente de quitter l’Afrique du Sud : il est arrêté à Pretoria avec de grosses quantités d’ecstasy et des documents officiels confidentiels. Poursuivi pour fraude fiscale et production massive de drogue, Basson est aussi inculpé d’une soixantaine de meurtres ou de tentatives, contre de très hautes personnalités comme Nelson Mandela, le révérend Franck Chikane, conseiller du futur président Mbeki.

1998 : Basson, dit « Docteur la Mort », comparaît devant la Commission. Refuse de demander l’amnistie. Soixante-sept charges sont retenues contre lui, incluant possession de drogues, trafic de drogue, fraude, deux cent vingt-neuf meurtres et tentatives de meurtre, vol. L’accusation présente cent cinquante-trois témoins, dont des ex-agents des forces spéciales qui font des récits d’opposants anesthésiés ou empoisonnés et jetés d’avion en pleine mer. Le procès dure.

1999 : le juge-président Hartzenberg, frère du président du parti conservateur sud-africain qui officiait sous le régime de l’apartheid, réduit le nombre de charges à quarante-six.

2001 : Basson présente sa défense sur la légalité de son action. Plusieurs figures militaires de l’apartheid apportent leur soutien, dont le général Viljoen, ancien chef d’état-major reconverti dans la politique nationaliste afrikaner, et Magnus Malan, ministre de la Défense à l’époque des faits. Trois CD-Rom compilant les expériences de Basson disparaissent subitement.

2002 : Basson, qui a plaidé non-coupable lors du plus volumineux procès de l’histoire juridique du pays, est acquitté par le juge Hartzenberg.

L’État sud-africain fait appel devant la Cour suprême qui refuse un nouveau procès. Wouter Basson ne sera pas rejugé. « Un jour sombre pour l’Afrique du Sud », déclare Desmond Tutu.

Basson vit aujourd’hui dans une banlieue cossue de Pretoria. De nouveau cardiologue, il bénéficie d’un poste à l’Hôpital académique.

NOTE : Joost Terreblanche, colonel au 77e bataillon, a participé au Project Coast jusqu’en 1993, date de son démantèlement — chargé de l’acheminement du matériel, de la maintenance et de la sécurité des sites de recherches.

Neuman reposa le dossier de l’agent Helms sur la table, Epkeen en ligne de mire. Ils s’étaient donné rendez-vous dans un bar du Waterfront, le complexe marchand érigé sur les quais de la ville ; à deux pas de la terrasse, un groupe ethnico-attrape-gogos jouait sans joie des airs à la carte pour des touristes en sandales. Neuman n’avait pas dit pourquoi ils s’étaient retrouvés là plutôt qu’au central. Janet avait rappliqué sans poser de questions, avec ses fiches et son uniforme trop étroit.

— Tu en penses quoi ?

— La même chose que toi, Grand Chef, répondit Epkeen. On nous a menés sur de fausses pistes. (Il recracha la fumée de sa cigarette, un œil sur le document de l’agent de renseignements.) La maison de Muizenberg, le Pinzgauer de l’agence ADT, le compte offshore : on dirait bien que Terreblanche a repris du service.

— Oui. Le but de l’opération ne serait plus d’intoxiquer la jeunesse comme au temps de l’apartheid, mais de l’éliminer, purement et simplement : la base de tik pour accrocher le consommateur, le virus pour tuer…

— Basson a déjà planché sur le sujet, commenta Brian. Tu crois que cette vieille ordure est dans le coup ?

De l’autre côté de la table, le nez dans un milk-shake qui n’arrangeait pas ses affaires, Janet Helms se posait la même question.

— Non, dit Neuman. Basson est trop surveillé. Mais Terreblanche est dans le coup. Lui et ses complices.

— Debeer ?

— Entre autres.

Le phoque, qui depuis une demi-heure se prélassait au bord du quai, fit un plongeon remarqué dans le port. Le serveur demanda à Epkeen d’éteindre sa cigarette (c’était une terrasse non-fumeur) mais ce dernier l’envoya balader.

— OK, résuma-t-il. Supposons que Terreblanche et sa clique aient mis au point une drogue mortelle et qu’ils se soient servis du gang de Gulethu pour écouler la drogue le long de la péninsule. Supposons que la maison de Muizenberg ait été leur planque, que le gang ait été chargé de sécuriser les alentours et qu’on ait vidé les lieux à notre approche, en laissant quelques cadavres dans la cave pour nous éloigner de la vraie piste… Supposons encore que Simon et sa bande aient été des petites mains dans le rouage : du tik ou du Mandrax suffisait à les tenir en laisse. Quel intérêt de leur refiler cette dope pourrie à eux aussi ?