Выбрать главу

— Quoi ?

— Ne prends pas cet air effaré, s’il te plaît.

Il avait déjà vu Ruby dans cet état. Ce n’est pas comme ça qu’il la préférait. Il aimait sa croupe sauvage, son énergie solaire, sa fougue et l’espoir qui l’avait poussée dans ses bras, mais son côté incontrôlable le mettait en garde contre toute idée de mariage…

— Alors ?! insista-t-elle.

— Fay est une petite garce, siffla Rick, une garce qui ment comme elle respire !

— En tout cas, elle ment avec une bonne mémoire, nota Ruby : notamment celle des noms et des horaires de rendez-vous.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Kate Montgomery venait toujours en fin de journée, comme dernière cliente, dit-elle, juste à l’heure où ta secrétaire quittait le travail… Ça t’inspire quoi ?

— Mon Dieu, Ruby, fit-il d’un air suppliant, c’était les horaires qui l’arrangeaient ! Qu’est-ce que tu vas encore t’imaginer ?!

Ruby ruminait.

— Avoue que tu as couché avec Kate, cracha-t-elle.

— Enfin, tu es folle !

— Avoue que tu as au moins essayé de coucher avec elle ?!

Ses yeux étincelaient de rage. Une folle. Il vivait avec une folle.

— Mais enfin, Ruby, c’est la vérité ! Je n’ai jamais eu de rapports avec Kate Montgomery. Jésus ! Je lui soignais les dents !

— Avec ta bite.

Le dentiste ferma les yeux et prit son visage dans ses mains. Il n’avait jamais couché avec Kate. Elle n’aurait jamais voulu. À moins qu’elle n’ait demandé que ça. De toute façon c’était une fille fragile, une fille à problèmes. Il soignait sa clientèle, au propre comme au figuré, et tenait surtout à la garder. Rick soupira, soudain las. Il était cerné de tous les côtés, et maintenant Ruby qui débarquait comme une furie…

— C’est ce sale flic, dit-il enfin : c’est ce sale flic qui t’a mis ces cochonneries dans la tête, n’est-ce pas ?

Un avion passa dans l’azur de la baie vitrée. Ruby baissa la tête.

Elle ne voulait pas voir ça. Son désespoir lui faisait honte. La méfiance et le ressentiment lui jouaient de mauvais tours. Elle guettait le pire : pire, elle le provoquait. Elle se mordait la queue, comme une saloperie de scorpion, elle se piquait avec son propre venin. Son besoin d’être aimée et protégée était trop fort. Le monde l’avait déjà abandonnée, quand elle avait treize ans. Ruby se sentait confuse, écrasée entre deux réalités. Elle n’en croyait aucune. À deux pas de là, Rick attendait un geste d’elle, un geste d’amour… Quelque chose continuait pourtant à lui dire qu’elle avait raison, qu’on allait la trahir, encore une fois. Ruby serra les dents mais ses lèvres tremblaient toutes seules. Ses lèvres allaient la lâcher. Ses lèvres la lâchaient.

— Prends-moi, murmura-t-elle. Prends-moi dans tes bras…

* * *

Josephina avait passé l’information dans les clubs et les associations du township. Des femmes pour l’essentiel, des bénévoles qui se battaient pour que survivent les rats du navire. Les gamins que cherchait son fils étaient des enfants perdus. Ali aussi aurait pu se retrouver dans cette situation, s’ils n’avaient pas fui les milices qui avaient assassiné son père. Et tous ces enfants qui allaient perdre leur mère à cause du sida, ces orphelins qui bientôt viendraient grossir les rangs des malheureux : si personne ne s’en occupait, qui allait le faire ? Le gouvernement avait bien assez de travail avec la violence dans les villes, le chômage, la méfiance des investisseurs, et cette Coupe du monde dont tout le monde parlait…

Heureusement, Mahimbo, une amie des Églises de Sion, avait fini par la contacter : elle avait vu deux gosses qui répondaient au signalement, dix jours plus tôt, du côté de Lengezi — un gamin filiforme en short vert et un plus petit, avec une chemise kaki et une cicatrice dans le cou. Il y avait une église à Lengezi, en bordure d’un public open space, où l’on tâchait de nourrir les plus déshérités. Le prêtre avait une jeune bonne, Sonia Parker, qui s’occupait de leur préparer une soupe au moins une fois par semaine : elle les croisait peut-être régulièrement… La bonne n’avait pas le téléphone mais elle finissait son service à sept heures, après le dernier office.

Il était sept heures dix.

Le bus l’avait laissée à près d’un kilomètre, mais Josephina arrivait au bout de ses peines. Elle remonta la rue en se fiant aux ombres et devina l’église à la nuit tombante. Le quartier était désert. On préférait regarder la télé en famille, ou chez le voisin s’il l’avait, plutôt que d’errer sans but, au risque de tomber sur un fou furieux sortant d’un shebeen… Un chien sans queue l’escorta, intrigué par la canne qui la soutenait. La vieille femme reprit son souffle sur les marches de l’église, suant à grosses gouttes. Quelques étoiles surnageaient dans un ciel bleu pétrole. Josephina tâta les planches de contreplaqué sous ses pas et hissa son quintal jusqu’à la porte de bois.

Elle n’eut pas à frapper, c’était ouvert.

— Il y a quelqu’un ? lança-t-elle aux ténèbres.

Les chaises semblaient vides. L’autel aussi était plongé dans le noir…

— Sonia ?

Josephina ne distinguait aucune lueur, pas même la luciole d’une bougie allumée. Elle fit quelques pas cahotants dans l’allée cimentée.

— Sonia… Sonia Parker, vous êtes là ?

Josephina avança à tâtons, s’aidant de sa canne, et sentit une odeur familière à mesure qu’elle s’approchait du grand Christ suspendu. Une odeur de suie… Les bougies avaient été soufflées depuis peu.

— Sonia ?

La grosse femme se déhancha jusqu’à l’autel, recouvert d’une nappe blanche, et leva les yeux vers la croix : du haut de son martyre, le Fils de Dieu restait de bois.

Il fit soudain plus frais sous les voûtes de l’église, comme un courant d’air qui lui glaçait les os : Josephina sentit une présence dans son dos, une forme encore indistincte qui venait de surgir d’un pilier.

— Tiens tiens… Qu’est-ce que tu fais là, Big Mama ?

Elle resta pétrifiée : le Chat guettait dans l’ombre.

4

Le vent de la nuit par la vitre couvrait le son distordu des Cops Shoot Cops dans l’autoradio. Il était deux heures du matin sur la M63 qui filait vers la côte sud de la péninsule ; Epkeen conduisait vite, le matériel en vrac sur la banquette. D’après les indications piratées par Janet Helms, l’agence de sécurité était surveillée par une caméra à l’extérieur du bâtiment, qui balayait l’entrée et une bonne partie de la cour, mais pas le hangar. Un vigile armé aux couleurs d’ATD patrouillait à l’extérieur, relié par radio à son homologue de la télésurveillance. Une standardiste à l’accueil recevait les appels, chargée de contacter les équipes de nuit sillonnant le secteur…

Epkeen ralentit aux abords de Hout Bay. La petite ville était vide à cette heure. Il longea les façades des restaurants du port, le parking désert, et gara la Mercedes au bout des quais. Un cri de mouette retentit depuis la mer. Il empoigna le matériel sur la banquette. Des années qu’il n’avait pas fait ce genre d’opération… Brian souffla pour dégager le stress qui grimpait à ses jambes, ne vit pas un chat près des pontons. Il enfila une cagoule noire, vérifia son harnachement, et partit à pied dans la nuit.

Les entrepôts de la pêcherie étaient cadenassés, les filets ramassés. Il se faufila entre les palettes et attendit à l’ombre des hangars. Le bâtiment de l’agence se découpait sous les nuages gris souris. On n’entendait plus que le son des vaguelettes sur les coques des chalutiers et le vent dans les structures. Un faisceau de lumière apparut bientôt depuis l’aile est de l’ancienne maison patricienne — le vigile, la casquette vissée sur la tête. Il n’avait pas de chien mais un holster et un gourdin, qui pendaient à sa ceinture de cuir… Brian calcula le rythme de sa ronde : il avait exactement trois minutes seize avant que son alter ego ne s’inquiète depuis son écran de contrôle… Il laissa le vigile bifurquer à l’angle et, contournant l’œil panoptique, fila vers le garage.