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Tout se bousculait dans la tête de Ruby :

— Tu as des preuves ?

— C’est juste une question de temps.

Ruby voulut refermer la baie vitrée mais il mit un pied sur le rail coulissant et la saisit par le bras.

— Merde, Ruby : ne discute pas !

— Tu me fais mal !

Leurs regards se croisèrent.

— Tu me fais mal, dit-elle doucement.

Brian desserra son étreinte. Le mouchoir qu’il tenait serré contre son flanc gouttait : la balle avait laissé une profonde estafilade.

— Rick connaissait ton emploi du temps, donc celui de Kate et…

— Rick n’a pas tué Kate, le coupa-t-elle : il était avec moi ce soir-là, à la maison.

— Il était avec toi à l’heure du crime, oui. Tu as ramené ton groupe de chevelus à l’hôtel, tu es passée au club équestre et tu es rentrée vers neuf heures. Son cabinet ferme à sept : ça lui laissait deux heures pour filer à Llandudno, intercepter Kate sur la corniche et la livrer aux tueurs avant de rentrer chez vous pour se constituer un alibi. Bon Dieu, tu vas ouvrir les yeux !

Un homme apparut à la porte de la cuisine.

— Qu’est-ce qui se passe ici ?!

Rick portait un short et un sweat de couleur beige. Le bruit de leur discussion avait dû l’alerter, ou alors lui non plus ne dormait pas.

— Ne joue pas au malin avec moi, feula Epkeen : tu vas me suivre gentiment au central avant que je te démolisse de bon cœur.

— Vous n’avez rien à faire ici, rétorqua-t-il. Je vous préviens tout de suite que mon avocat sera mis au courant dans les plus brefs délais.

— Wouter Basson, Joost Terreblanche, le Project Coast : ça ne te dit rien ?

Le dentiste garda sa contenance.

— Ruby a raison, dit-il : vous êtes un tordu.

— Ah oui ? 86–91, hôpital militaire de Johannesburg : tu soignais quoi ? Ce qui restait de dents aux prisonniers politiques ? Ou alors tu expérimentais de nouveaux produits avec Basson, que vous testiez sur des cobayes humains ?

— Jésus ! s’énerva-t-il. Je suis dentiste, pas tortionnaire !

— Je suis flic, pas triple buse : tu sues comme une vache, Ricky, et je connais cette odeur : tu pues la peur.

Le dentiste rosit sous son sweat. Il mentait. Pas seulement à Ruby.

— Vous n’avez même pas de mand…

Epkeen l’empoigna par les trapèzes et le plaqua sur le sol carrelé de la cuisine.

— Ramène ta gueule, souffla-t-il en lui massacrant le tendon.

Rick couina de douleur. Ruby observait la scène, interloquée, quand un homme cagoulé surgit sur la terrasse. Une main puissante la happa sans qu’elle puisse esquisser un geste : Ruby recula dans un cri de stupeur et sentit le froid d’une arme automatique contre sa tempe.

— Tu bouges plus, le flic !

Epkeen vit le visage tétanisé de Ruby, le Walther 7,65 collé sur sa tête. Il lâcha le dentiste qui geignait à ses pieds. Ils étaient maintenant deux sur la terrasse, armés jusqu’aux dents.

— Les mains sur la tête ! gueula le cagoulé qui tenait Ruby en joue.

Epkeen obéit, écœuré. Rick se massait le cou, tête basse, refluait vers le bar de la cuisine. Un quatrième homme fit irruption dans la pièce. Des cheveux gris coupés ras sur un crâne dégarni, un corps bodybuildé malgré sa soixantaine, Joost Terreblanche ne portait pas de cagoule mais une arme sous sa veste militaire beige. Epkeen, les mains levées, cherchait une issue improbable : un coup de crosse dans les reins l’envoya au tapis.

Il étouffa un cri sur le sol de la cuisine, vite tachée de sang — sa blessure s’était rouverte.

Terreblanche transperça Rick de ses yeux métalliques :

— Tu t’en sors bien, VDV…

Le dentiste croisa le visage de Ruby, atterrée. Ce n’était pas l’heure des explications. Terreblanche jaugea le flic à ses pieds, incapable de se relever, et prit son élan : le bout de sa rangers le cueillit au foie.

Une longue mélopée s’échappa de sa gorge tandis qu’il roulait contre le bar. L’ancien militaire fit un pas vers lui.

— Non ! cria Ruby.

Epkeen pataugeait à quatre pattes, plus très certain de vivre : le talon de la rangers lui cassa le dos.

5

Janet Helms correspondait avec des hackers via des lignes sécurisées par leurs soins, dont les codes d’accès changeaient tous les mois et jamais à dates fixes. Un moyen comme un autre de compenser sa solitude et de perfectionner sa maîtrise du piratage : qu’est-ce qu’ils croyaient, aux services de renseignements, qu’elle était devenue hacker en se payant des stages intensifs dans des instituts high-tech facturés deux cents rands de l’heure ?!

Chester Murphy vivait à Woodstock, à deux pâtés de maisons du deux-pièces qu’elle louait. Chester fuyait la lumière du soleil, un vrai vampire et, comme elle, se nourrissait principalement de junk food et d’informatique. Janet passait la nuit chez lui, à raison d’une ou deux fois par semaine, selon l’actualité du club. Chester n’était pas beau, avec sa tête joufflue et son nez de tapir, mais Janet l’aimait bien — il ne lui avait jamais fait d’avances.

Chester avait mis au point un réseau de hackers, douze membres à l’identité secrète qui se lançaient des défis individuels ou collectifs : être le premier à s’introduire dans le disque dur d’une institution ou d’une entreprise soupçonnée de malversations, se liguer pour pirater un système radar de l’armée. Le réseau qu’il avait mis en place était à ce jour indétectable, autonome, d’une efficacité jamais démentie.

Chester n’avait pas posé de questions quand Janet avait débarqué chez lui vers dix heures du soir : il était en pleine action sur l’ordinateur de sa chambre… Janet s’était installée devant l’écran du salon, avec ses sodas, ses cahiers et ses bonbons à la menthe. Elle avait récupéré ses précieux codes au bureau du commissariat et se sentait d’attaque pour pirater une bonne moitié de l’univers. Après quelques heures passées à tester les défenses de l’ennemi, l’agent de renseignements finit par s’introduire dans certains fichiers classés de l’armée. Beaucoup dataient de l’apartheid. L’organigramme du Project Coast était tombé vers cinq heures du matin — deux cents noms au total, qu’elle avait faxés à Epkeen, parti à la pêche de nuit du côté de Hout Bay… Sa réponse avait fusé, par texto : « Rossow. »

Le petit matin pointait quand Chester lui signala qu’il allait se coucher ; elle l’entendit à peine grimper l’escalier. Janet poursuivit ses recherches et récolta plusieurs informations intéressantes. Contrairement à Joost Terreblanche, Charles Rossow figurait dans plusieurs rubriques consultables sur le Net et ne cachait rien de ses activités de chimiste : il avait travaillé pour plusieurs laboratoires de premier plan, nationaux, puis internationaux. Sa collaboration avec Basson était passée sous silence pour ne retenir que ses succès. Âgé de cinquante-huit ans, Charles Rossow était aujourd’hui chercheur en biologie moléculaire chez Covence, un organisme de recherches sous contrat, spécialisé dans la mise en place d’essais cliniques à l’étranger, pour le compte de grands laboratoires pharmaceutiques. Rossow avait en outre signé plusieurs articles dans des revues prestigieuses et s’était focalisé sur le séquençage du génome, « une avancée formidable pour la connaissance moléculaire du corps humain ».

Janet approfondit le sujet, recoupa les parutions.

On ne connaissait encore ni la composition de la plupart des gènes, ni le lieu, ni le moment où ils étaient exprimés sous forme de protéine mais le génome constituait une boîte à outils où l’on pouvait puiser : la prochaine étape consistait dans la découverte de la totalité des gènes, de leur localisation, de leur compréhension, de leur signification et, surtout, dans l’analyse de leurs mécanismes de contrôle. Grâce à la biologie moléculaire, la connaissance précise du génome humain et des génomes des agents infectieux et parasitaires conduirait par étapes à la description de tous les mécanismes du vivant et de leurs perturbations. À partir de quoi il deviendrait possible d’agir de façon spécifique pour corriger les anomalies, améliorer ou éradiquer les maladies, voire, à titre préventif, d’agir en amont : une avancée fondamentale quant à la condition humaine, l’avenir de l’humanité tout entière… Rossow poursuivait, citant Fichte, que si tous les animaux étaient achevés, l’homme lui n’était qu’esquissé : « ce qu’il doit être, l’homme doit le devenir ». Il s’agissait d’un chemin infini vers la perfection que les récentes découvertes laissaient présager : la puissance de la recherche actuelle résidait en effet dans sa capacité à modifier la nature humaine elle-même. Elle se démarquerait de la médecine classique par son aptitude à agir sur le génotype même de l’homme, affectant non seulement l’être concerné mais aussi toute sa descendance. La biotechnologie serait alors capable d’accomplir ce qu’un siècle d’idéologie n’avait pu réaliser : un nouveau genre humain. Enfanter des individus moins violents, libérés de leurs tendances criminelles ; on pourrait ainsi refabriquer de l’homme comme un produit mal conçu qu’on ramène à l’usine, la biotechnologie permettant de modifier ses tares, sa nature même…