Les yeux brûlants derrière son ordinateur, Janet Helms commençait à comprendre ce qui se tramait : c’était lui, le père de la cellule inconnue retrouvée dans la drogue.
En laissant les industriels financer la recherche clinique, les instances politiques avaient commis une grave erreur. Quand une entreprise pharmaceutique demandait la délivrance d’une autorisation de mise sur le marché, elle seule était en mesure de fournir les éléments d’évaluation du produit à commercialiser — la mise sur le marché de médicaments faussement innovants et très coûteux devenant la règle. Elle en gardait également les droits exclusifs, d’où la porte ouverte à la brevetabilité du vivant… Rossow et ses commanditaires s’étaient infiltrés dans la brèche.
Janet trouva une adresse à Johannesburg, dans une banlieue huppée sous surveillance, mais rien dans la province du Cap. Elle orienta les recherches vers l’employeur de Rossow, Covence, organisme spécialisé dans les essais cliniques. Activités recensées en Inde, Thaïlande, Mexique, Afrique du Sud…
— Nous y voilà, dit-elle tout bas.
Sept heures quinze. Janet Helms passa chez elle prendre une douche avant de filer sur le port de commerce.
Le Waterfront était quasi désert à cette heure. Les commerçants ouvraient leurs boutiques, disposaient les étalages. La métisse arriva la première au bar où ils avaient rendez-vous. Elle avait cinq minutes d’avance et une faim de loup. Elle s’installa à la terrasse et posa son cahier près d’elle, où figuraient les informations récoltées durant la nuit. Aucune trace informatique, avait demandé Neuman…
L’air était frais, le serveur indifférent à sa présence. Elle fit un signe au jeune homme, commanda un thé au lait et des gâteaux sucrés.
Janet était excitée malgré sa nuit blanche. Au-delà de venger son amour perdu, c’était l’affaire de sa vie. Un coup de filet qui, s’il réussissait, l’imposerait dans l’équipe du capitaine. Elle aurait un grade supérieur et traiterait directement avec Neuman. Elle se rendrait indispensable. Incontournable. Comme avec Fletcher. Il ne pourrait plus se passer d’elle. Elle finirait par pousser dehors son actuel bras droit, Epkeen, guère en odeur de sainteté auprès du superintendant. Le temps jouait pour elle. Sa capacité de travail inégalable. Elle prendrait l’habit que Neuman avait taillé pour Dan…
Janet regarda de nouveau sa montre — huit heures onze… Les drisses des voiliers claquaient dans la brise, les navettes des compagnies maritimes rutilaient sous le soleil avant l’arrivée des touristes, le Waterfront s’éveillait doucement. Le serveur passa devant sa table, tout sourires, alerté par la jeune blonde qui venait de s’installer à la table voisine.
La lumière grimpa sur la montagne verdoyante. Huit heures et demie. Janet Helms attendait à la terrasse du café où ils avaient rendez-vous mais personne ne venait.
Personne ne vint jamais.
Le talon d’une rangers qui lui cassait le dos : ce fut son dernier souvenir. Epkeen avait sombré dans les limbes. La réalité revint peu à peu, fille verte du jour par les stores tirés : les yeux de Ruby, juste au-dessus de lui, tanguant dans l’atmosphère postboréale…
— Je commençais à croire que tu étais mort, dit-elle tout bas.
Il l’était. Seulement ça ne se voyait pas. Ses pupilles se stabilisèrent enfin. Le monde était toujours là, semi-nocturne, douloureux — une fulgurance dans le bas du dos, qui lui vrilla la colonne. Il pouvait à peine bouger. Doutait de remarcher un jour. Pensait par bribes, des bouts de pensées qui mis dans l’ordre n’avaient pas plus de sens. Le dos avait souffert, son crâne aussi. Il réalisa qu’il se tenait allongé sur le parquet d’une chambre sombre, avec pour unique horizon les grands yeux émeraude de Ruby…
— Qu’est-ce qui est arrivé à ma tête ? dit-il.
— On t’a tapé dessus.
— Ah…
Il se sentait comme un noyé de retour à la surface. On leur avait lié les mains dans le dos avec de l’adhésif. Il se tourna sur le côté pour soulager ses reins endoloris. La tête, on verrait plus tard.
— On est où ? demanda-t-il.
— Dans la maison.
Les stores étaient tirés, la poignée de la fenêtre démontée. Brian récupéra les étoiles éparpillées alentour :
— Ça fait longtemps que je suis dans les vapes ?
— Une demi-heure, répondit-elle en s’asseyant sur le lit. Putain, qui sont ces types ?
— Les petits copains de Rick… Il a travaillé sur un projet ultra-secret avec un ancien militaire, Terreblanche. Le vieux au crâne rasé qui m’a tapé dessus : c’est lui.
Ruby ne dit rien mais elle en aurait vomi de rage. Ce salaud de Brian avait raison. Le monde était peuplé de salauds : le monde était plein de Rick Van der Verskuizen qui lui contait fleurette en lui reniflant les fesses et qui, au final, la laisserait tomber pour son copain pédé à rangers.
Brian voulut se redresser, abandonna l’idée.
— Tu sais où est David ? demanda-t-il.
— À Port Elizabeth, parti fêter son diplôme avec Marjorie et ses copains, répondit sa mère. T’en fais pas pour lui, il ne revient pas avant la semaine prochaine…
Des pas couinèrent dans le couloir. Ils se turent, dans l’expectative. La porte s’ouvrit en grand. Epkeen vit une paire de rangers sur le parquet ciré, puis la carrure athlétique de Joost Terreblanche au-dessus de lui : une veste militaire et des yeux de fouine qui le fixaient.
— Alors le flic, on se réveille ?
La voix allait bien avec ses crampons.
— Je préférais quand je dormais.
— Un petit malin à ce que je vois… Qui sait que tu es ici ?
— Personne, répondit Epkeen.
— En sortant d’une fusillade ? Tu me prends pour un con ?!
— Ordure serait plus…
Terreblanche lui écrasa la tête sous sa rangers, et pressa de tout son poids. Il n’était pas très grand mais aussi dense qu’une enclume.
— Qu’est-ce que tu as fait en sortant de chez toi ? grogna-t-il.
— J’ai foncé ici, répondit Brian, la bouche tordue par la godasse.