— Non.
Epkeen commençait à suer sur sa chaise. Terreblanche laissa retomber sa cravache. Un voile passa sur ses yeux embués : il fit un signe à Debeer, qui venait de relier les électrodes à la machine posée sur la table. Le gros Afrikaner renifla en relevant sa ceinture, puis se posta dans le dos du prisonnier. Il serra son scalp et lui maintint solidement la tête en arrière. Brian tenta de se dégager mais le flic de Hout Bay avait une poigne de fer : Terreblanche appliqua une petite pince à sa paupière inférieure, puis l’autre pince à la seconde…
Les yeux d’Epkeen étaient déjà tout humides de larmes. Les pinces mordaient ses paupières comme des linges de fer pendus ; c’était assez douloureux en soit — mais rien à voir avec ce que ça fit quand on envoya le courant.
6
Mzala n’avait pas rejoint les autres à Hout Bay comme convenu, mais à Constantia, un coin de vignes et de maisons patriciennes où il n’avait jamais mis les pieds. Lui aussi aurait bientôt un palais dans la nature, du pinard et des grosses putains à gogo. Un million : en dollars ça valait le coup de faire des sacrifices… Mzala posa un petit sac sur la table du salon.
— Tout est là, dit-il.
Prévenu de son arrivée, Terreblanche venait de remonter de la cave ; il ouvrit la besace, cilla à peine devant les bouts de chairs sanguinolentes. Des langues coupées. Il y en avait une vingtaine dans la toile de jute, un amas visqueux qu’il fit glisser sur le bois verni. L’aspect était répugnant mais il s’agissait bien de langues humaines. Vingt-quatre au total.
— Ils sont tous là ?
Mzala sourit avec une béatitude d’animal repu.
— Bon… Il y a de l’essence dans le garage. Brûle ça dans le jardin.
Le chef de gang commença à ramasser ses langues sur la table.
— C’est qui, la fille dans la chambre ? demanda-t-il d’un air anodin.
— Qui t’a laissé entrer ?
— Je l’ai vue par les stores, en traversant le jardin… Sacrée poulette…
Il souriait toujours.
— Ne t’avise pas d’y toucher, prévint Terreblanche, j’en ai encore besoin… Intacte, précisa-t-il en guise d’avertissement.
— Besoin pour quoi ?
— Occupe-toi de ton barbecue.
Le dentiste apparut à la porte du salon. Rick ne connaissait pas le Noir au visage couturé qui s’entretenait avec Terreblanche : il ne voyait que ses ongles taillés et le ballet de ses doigts rougis. Il vit les chairs sanguinolentes sur la table et balbutia :
— On… on part quand ?
— Bientôt, répondit le boss. Tes affaires sont prêtes ?
— Oui… Enfin, presque…
Mzala prenait son temps pour ramasser son butin. Rick rassembla son courage :
— Il n’y a aucune solution pour Ruby ? Je veux dire…
— C’est trop tard, mon vieux, coupa Terreblanche. Maintenant elle aussi est dans le coup… Tu as joué avec le feu, VDV… L’ex de ta fiancée enquêtait sur l’affaire, ce n’est pas très malin…
— Ruby m’avait dit qu’il était agent de la circulation, se disculpa Rick.
— Tss…
— C’est la vérité.
— C’est lui, le vieil ami ? singea Mzala.
Un cri retentit depuis la cave. Un homme, qui apparemment passait un sale quart d’heure. Mzala oublia un instant ses langues :
— Besoin d’un coup de main, chef ?
Terreblanche fit un signe négatif.
— Nous parlerons de ça plus tard, abrégea-t-il à l’attention du dentiste. Rassemble tes affaires : l’avion part dans une heure.
— Oui… Oui…
Rick n’avait pas eu le courage de dire au revoir à Ruby. Son passé l’avait rattrapé, des erreurs de jeunesse qu’il fallait remettre dans le contexte de l’époque. Son silence avait eu un prix (qu’est-ce que Ruby s’imaginait, qu’on devenait l’intime des stars avec un cabinet pouilleux sur Victoria ?! Qu’il avait acheté la propriété avec ses subsides de l’armée ?!). Terreblanche avait gardé des rapports signés de sa main, des expériences menées en marge du Project Coast, avec les noms des prisonniers politiques. Une fuite dans la presse people et le « dentiste des stars » pouvait avaler ses molaires. Rick avait obéi aux ordres, comme avant. Kate Montgomery était une proie facile : un simple coup d’œil sur l’agenda de Ruby et ils expédiaient l’affaire. Mais son ex avait tout foutu en l’air. Rick était désolé pour elle, pour lui : sa vie fuyait sous ses yeux et il savait que rien ne stopperait l’hémorragie. Il devait tout abandonner, ce qu’il avait construit ces vingt dernières années, quitter le pays, recommencer de zéro…
Le soleil léchait les premiers plans de vignes au-delà du jardin. Rick tourna les talons et se dirigea vers la chambre à l’étage. Il prendrait ce qu’il y avait dans le coffre, des dollars, quelques bijoux…
Terreblanche le laissa faire deux pas avant de dégainer le.38 ramassé chez le flic : il mit Rick en joue alors qu’il atteignait la porte vitrée et l’abattit comme un nègre, d’une balle dans la nuque.
Un Blanc baraqué à la houppette faisait le planton devant la porte de la chambre.
— J’ai deux mots à dire à la fille, lança Mzala au garde.
— Le chef est au courant ?
— Évidemment puisque c’est lui qui m’envoie.
Le tsotsi souriait de ses dents jaunes. L’imbécile ouvrit la porte.
La chambre était plongée dans la pénombre. La fille se tenait sur le lit, les mains liées dans le dos. Ruby eut un regard venimeux pour le Noir filiforme qui referma la porte derrière lui.
— Qu’est-ce que vous voulez ?!
— Tout doux, ma belle…
L’homme tenait un petit sac de toile de jute à la main. Ses ongles étaient crasseux, taillés comme des pointes. Il portait un pantalon large et une chemise aux manches tachées de sang.
— Qui êtes-vous ?! répéta Ruby.
— Là… Là…
Mais le visage du Noir puait le vice et la mort ; il la contemplait comme un trophée. Une proie. Le cœur de Ruby battait à tout rompre.
— N’aie pas peur, chuchota-t-il. Tu n’auras pas mal…
Il caressait sa besace comme un petit animal précieux. Intacte, avait dit Terreblanche.
— Tu n’auras pas mal si tu te tais, précisa Mzala.
Ruby eut envie de lui déchirer les yeux mais ils étaient vides d’humanité. La peur grimpa le long de ses jambes, qu’elle serra fort en se plaquant contre le mur.
— Un mot, tu m’entends, fit-il d’une voix doucereuse : un mot et je t’ouvre les tripes.
— Va te faire foutre.
— Dans ta bouche, ça te dit ? Hum ? (Il sourit.) Oui, bien sûr que ça te dit… Quand on a une bouche comme ça, on en veut une grosse… Tu vas aimer, ma belle, oui, tu vas l’aimer ma grosse…
— Viens, coupa Ruby d’un air menaçant : j’ai de bonnes dents.
Mzala souriait toujours, comme absent. Terreblanche était redescendu à la cave, le laissant avec le cadavre de son « vieil ami » sur le parquet du salon. L’avion ne partait que dans une heure : on avait le temps de s’amuser un peu… Le tsotsi plongea la main dans son petit sac et choisit une langue au hasard. Ruby blêmit. Elle voulut reculer mais elle se tenait déjà collée contre le mur. Mzala déposa le bout de chair sur ses cheveux.
— Tu cries, dit-il, et je te la fais bouffer.
Le Chat ne souriait plus.
Elle se tut, tétanisée.
Il posa une autre langue sur son oreille, visiblement satisfait : la fille tremblait de tout son corps, un moineau sous l’orage. Elle lui mangerait bientôt dans la main — ou plutôt elle lui mangerait la queue, ha, ha, ha… Ruby pinça ses lèvres tandis qu’il la décorait, un sourire cruel sur ses traits irréguliers. Elle avait maintenant des langues sur ses cheveux, ses épaules… Une larme glissa sur sa joue quand il garnit son décolleté.