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Neuman remplit ses poches de balles et quitta le commissariat désert.

La zone sablonneuse qui bordait Lengezi s’étendait jusqu’à la mer. Vieux journaux, bouts de plastique, toiles à sac, plaques de tôle ondulée, les abris en bordure des public open spaces étaient parmi les plus misérables du township. Neuman claqua la portière et marcha dans la rue de terre battue.

Un vent sourd cognait contre les portes closes. Tout semblait désert, à l’abandon. Il s’approcha en chassant les ombres, ne vit qu’un rat détaler sous ses pas. La façade de l’église rosissait aux lueurs de l’aube. Il grimpa les marches et entra sans bruit, par la porte entrouverte…

Le canon de son arme braquait les ténèbres. Les chaises étaient vides, le silence enfermé dans une malle au fond de sa tête. Personne. Il avança dans l’allée glacée, la crosse maintenant tiède au creux de sa main. Il distingua le pilier près de l’autel, la nappe blanche, les cierges éteints… Neuman stoppa au milieu de l’allée. Il y avait une forme noire derrière l’autel, une forme aux contours distincts, qui semblait pendre de la croix… Josephina. On avait lié ses poignets au grand Christ de bois, à l’aide d’une corde ; sa tête reposait contre sa poitrine, affaissée, inerte, les yeux clos… Ali approcha de son visage et caressa ses paupières. Le maquillage avait déteint, un maquillage bleu encore poisseux de larmes. Il passa un doigt mécanique sur sa joue, qu’il cajola longuement, comme pour la rassurer. Tout serait bientôt fini, oui, tout serait bientôt fini… Des images se télescopaient, confuses. Ses mâchoires tremblaient. Il ne savait pas combien de temps cela avait duré mais sa mère ne souffrirait plus : le Chat lui avait planté un rayon de vélo dans le cœur.

Neuman recula d’un pas et lâcha son arme. Sa mère était morte. Une gorgée de sang avait reflué de sa bouche, tachant sa robe blanche, sa belle peau noire, du sang coagulé qui poissait son menton, son cou, sa bouche entrouverte… Il vit les coupures sur ses lèvres… Des entailles… La trace d’un couteau… Ali ouvrit la bouche de sa mère et frissonna : elle n’avait plus de langue. On la lui avait coupée.

Le cri vrilla ses tempes. Zwelithini. L’exhortation guerrière du dernier roi zoulou, avant le massacre de son peuple…

Zwelithini : que la terre tremble.

* * *

Beth Xumala vivait dans la peur, comme tous les flics des townships — peur qu’on défonce sa porte la nuit et qu’on la viole, qu’on la tue pour dérober son arme de service, peur du meurtre aveugle commis en pleine rue, peur des représailles si on arrêtait un tsotsi important —, mais elle adorait son métier.

— Vous savez tirer ? demanda Neuman.

— J’étais une des meilleures de ma promotion sur cibles mouvantes, répondit la constable.

— Les cibles ne ripostent pas.

— Je ne leur laisserai pas le temps.

Stein, son binôme de l’équipe de nuit, était un solide albinos à l’uniforme impeccablement repassé. Lui non plus n’avait jamais imaginé travailler avec le chef de la police criminelle de Cape Town, encore moins pour ce type d’intervention. Il ajusta son gilet pare-balles, vérifia son harnachement.

Les premiers rayons du soleil pointaient sur la façade criblée de balles du Marabi. Le repaire des Americans était bouclé, l’entrée protégée par une grille métallique, les fenêtres barricadées avec des planches et des plaques de tôle. Aucun signe de vie. La rue aussi était étrangement calme.

— Allons-y, fit Neuman.

— On devrait peut-être attendre les renforts, hasarda Stein.

— Contentez-vous de couvrir mes arrières.

Neuman n’attendrait pas les Casspir de Krugë, ni les bras cassés de Sanogo. Il arma le fusil à pompe trouvé dans le coffre de la patrouille et avança. Stein et Xumala hésitèrent — ils étaient payés deux mille rands par mois pour tenter de maintenir la loi, pas pour mourir dans une opération-suicide contre le premier gang du township — mais le Zoulou avait contourné le bâtiment.

À son signal, les deux agents escaladèrent le toit voisin. Neuman étouffa un geignement en retombant dans l’arrière-cour du shebeen. Il slaloma entre les poubelles éventrées et les canettes éparpillées, atteignit le premier la porte de fer qui donnait sur la salle de jeu.

— Vous tirez au premier geste suspect, dit-il tout bas.

Les agents étaient fébriles. Il ferait avec… Le blindage datait de l’apartheid, la serrure du Grand Trek : Neuman inclina le fusil à pompe et tira deux salves coup sur coup. Le système de fermeture vola en éclats. Stein envoya valdinguer la porte d’un coup de talon. Neuman surgit dans le salon privé : à droite la réserve et les chambres des tsotsis, à gauche celle de Mzala. Il fila droit sur sa cible, fonça par la porte entrouverte et braqua le fusil à pompe sur la paillasse du chef de gang.

Une femme nue reposait dans la pénombre. Une métisse dodue, croisée l’autre jour avec lui. Elle regardait le plafond jauni de la chambre, les yeux exorbités, la gorge tranchée. Ses vêtements jonchaient le sol carrelé mais le placard était quasi vide. Neuman s’agenouilla lentement et écarta la mâchoire de la fille. Elle non plus n’avait plus de langue…

— Capitaine ! cria Beth depuis les dortoirs. Capitaine !

Le Zoulou se redressa sans plus sentir la douleur qui irradiait ses côtes. L’agent Stein rappelait les renforts par radio dans le couloir, sa coéquipière revenait des chambres, livide.

— Ils sont tous morts, dit-elle.

Neuman trouva des posters de bonnes femmes à poil sur les murs lézardés, un réchaud pour les boîtes de conserve, des bouteilles de bière vides et un cadavre sur chaque lit superposé. Tous membres des Americans. D’autres gisaient sur le sol, le crâne incliné, le nez dans les flaques d’alcool qui jonchaient le sol. Vingt-deux cadavres, tous exécutés d’une balle dans la tête. Même la shebeen queen avait été liquidée — son corps traînait derrière le comptoir, entre bouteilles vides et joints entamés… Le gang des Americans avait été rayé de la carte : on les avait abattus pendant leur sommeil éthylique, avant de leur trancher la langue.

Mzala ne comptait pas parmi les victimes.

Neuman écrasa des blocs d’ivoire : on lui volait tout, même la mort.

Il laissa les agents appeler les secours et sortit sans un mot.

Une petite foule silencieuse s’était agglutinée devant le Marabi. Ali ne voulait pas penser — pas encore. Il prit sa voiture, sourd aux sirènes hurlantes de la police, et roula en direction de Lengezi. Quelques femmes marchaient le long de la route, un panier ou une cuvette de plastique à la main. Khayelitsha s’éveillait lentement. Il ralentit devant la maison de sa mère et stoppa sans s’en rendre compte. La haie était taillée, les volets, ouverts. Ali ferma les yeux pour respirer, sentit gronder la colère. Le monstre au fond de lui se réveillait. Zwelithini. Il ne dormirait pas. Il ne dormirait plus du tout…

Le signal de son portable retentit dans sa poche, absurde. Neuman vit le texto de Zina et son cœur se serra un peu plus : Rendez-vous à 8 h au Boulder National Park…. XXX kiss…

Une buée de larmes afflua à ses yeux. Il releva la tête, aperçut la maison de sa mère au-delà du pare-brise, le soleil rasant sur les volets. Des gosses jouaient dans la rue, avec leurs voitures de fil de fer… Neuman ouvrit la portière et vomit dans la haie le petit déjeuner qu’il n’avait pas pris.

* * *

Les gyrophares devant l’église, l’ambulance, les policiers qui éparpillaient les derniers curieux, Myriam sanglotant au pied des marches, la tête entre les mains, Neuman traversa le réel désolé avec les yeux d’un autre.