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Deux constables gardaient l’accès à l’église. Neuman passa devant eux sans les voir. Le prêtre méthodiste se tenait dans l’entrée, des cheveux ras grisonnants et des bougies vacillantes au fond des yeux. D’un geste, Neuman le somma de se taire. Il voulait d’abord voir le légiste.

Rajan travaillait au Red Cross Hospital de Khayelitsha, un homme chétif d’origine indienne qu’il avait croisé une fois ou deux. Rajan le salua avec une gêne compatissante. D’après ses premières conclusions, le crime avait eu lieu dans l’église, vers neuf heures du soir. La langue avait été sectionnée, probablement par un couteau, mais la mort semblait avoir été causée par un rayon de vélo affûté, enfoncé en plein cœur.

L’exécution favorite à Soweto, du temps où vigilantes et comrades réglaient leurs comptes sur le dos de l’Histoire… L’horreur tentait de lui faire perdre pied mais Neuman évoluait loin du sol, en pays zoulou, où il enterrerait sa mère près de son mari, quand tout serait fini…

Un silence glacé régnait dans l’église, à peine troublé par les murmures de la foule dehors. Les brancardiers attendaient près de l’autel.

— On peut emporter le corps ?

Rajan attendait un mot de Neuman.

— Oui… Oui…

Ali eut un dernier regard pour sa mère, qui disparut sous le zip d’un sac plastique.

— Je sais que ça ne vous consolera pas, murmura le légiste, mais si ça peut apaiser votre tourment, il semblerait que la langue ait été sectionnée post mortem…

Il ne broncha pas. Trop de vipères dans la bouche — l’Histoire ne se répétait pas, elle bégayait… Neuman se dirigea vers le prêtre qui attendait près du pilier.

— Ma mère avait rendez-vous avec votre bonne, dit-il en l’enveloppant de son ombre. Où est-elle ?

— Sonia ? Eh bien… chez elle sans doute… Il y a une petite maison accolée à l’église : c’est là qu’elle dort…

— Montrez-moi.

Le prêtre suait malgré la fraîcheur du matin. Ils sortirent par une porte dérobée.

Le petit lopin de terre niché derrière le bâtiment appartenait à la congrégation. On y avait planté quelques rangées de patates douces, des carottes, des salades, avec lesquels sa bonne préparait les soupes pour les plus déshérités… Neuman poussa la porte de sa bicoque. Il faisait déjà chaud sous les tôles ondulées. Des relents de transpiration flottaient dans la pièce, mêlés à une entêtante odeur de sang. Une jeune femme Noire était étendue sur le matelas de la chambre. De sa gorge tranchée avait coulé un sang noirâtre.

— Sonia ?

Le prêtre confirma d’un signe aphone. Neuman inspecta le corps. La fille avait visiblement cherché à se défendre : il y avait des marques rouges sur ses poignets et un ongle cassé. La lame avait sectionné l’œsophage, puis sa langue… Le meurtre remontait à une douzaine d’heures environ. Il jeta un regard circulaire sur le mobilier, les étagères, la soupe qu’elle préparait dans la cuisine adjacente…

— Sonia travaillait pour vous depuis quand ? lança Neuman au petit homme apeuré.

— L’année dernière… C’est elle qui est venue me trouver… Une fille perdue, qui voulait expier ses péchés en aidant son prochain et répondre à l’appel du S…

Neuman empoigna la tunique du prêtre et le plaqua contre le mur.

— Le Seigneur est muet depuis un certain temps, fit-il entre ses dents : la sœur de votre bonne a été tuée pour une histoire de drogue refilée à des gamins des rues et Sonia était en contact avec ceux qui traînaient dans la zone. Alors ?!

— Je ne sais pas…

— Un gosse en short vert, Teddy, et un autre avec une cicatrice dans le cou, ça vous dit quelque chose ?

Le prêtre frémit sous la poigne du colosse.

— Sonia ! s’étrangla-t-il. C’est Sonia qui s’occupait de leur distribuer la soupe…

Neuman songea au jardin, aux cabanons…

— Vous avez des bêtes ?

— Des poules… Quelques cochons aussi, des lapins…

Il tira le petit homme jusqu’au potager. Entassés dans les clapiers, les lapins reniflaient leur grillage ; plus loin les poules piochaient dans la paille comme si c’était de l’eau bouillante. Un baraquement en parpaings faisait office de porcherie au fond du jardin, avec un toit de tôle et une auge où stagnait une eau saumâtre. Neuman tira son Colt 45 et, d’une balle, fit sauter le cadenas.

Une odeur infecte l’accueillit à l’intérieur du cabanon. Les trois cochons qui se vautraient dans la fange vinrent grogner contre la barrière du box : un mâle, plus gros, et deux femelles au groin rose fardé de merde.

— Vous leur donnez quoi à manger ?

Le prêtre se tenait dans l’embrasure de la porte.

— Tout… tout ce qui traîne…

Neuman ouvrit la barrière du box et libéra les bêtes. Le petit homme voulut faire un geste pour les retenir — les cochons allaient saccager le précieux potager — mais il se ravisa. Neuman se pencha sur le cloaque. Il déplia la lame de son canif et remua la bouillasse infecte où il pataugeait. Des ossements apparurent parmi les détritus : des os humains… La plupart avaient été broyés par les cochons… Des os d’enfants d’après leur taille… Des os par dizaines.

* * *

Le Boulder National Park abritait une colonie de manchots du Cap. Les petits êtres gambadaient librement sur la plage de sable blanc, des vagues tonitruantes en guise de plongeoir. Neuman marcha à pas comptés sur le sable mouillé.

Zina l’attendait sur les rochers, parmi les embruns que le vent rabattait sur sa robe. Elle le vit arriver de loin, géant incongru au milieu des manchots dodelinants, et pressa ses bras contre ses jambes repliées. Il marcha jusqu’au récif, et assassina toute idée d’amour :

— Tu as le document ?

Une pochette plastifiée reposait à ses côtés, sur le rocher. Zina voulait lui parler d’eux mais rien ne cadrait dans le décor.

— C’est tout ce que j’ai pu récupérer, dit-elle.

Neuman oublia les fusées noires qui explosaient dans sa tête et saisit la pochette. Le document n’avait ni en-tête ni mention permettant de l’identifier, mais il contenait un rapport complet sur l’homme qu’il recherchait.

Joost Terreblanche avait travaillé pour les services secrets durant le régime d’apartheid et figurait parmi les membres de la Broederbond, la « Ligue des frères », une société secrète regroupant la pseudo-élite afrikaner, dont peu d’affaires transpiraient. Malgré son implication dans le Project Coast et la disparition de plusieurs activistes noirs, Terreblanche n’avait pas été inquiété par la justice. Les procès qui avaient abouti étaient rares, raison pour laquelle peu d’anciens membres de l’armée avaient collaboré avec la Commission Vérité et Réconciliation de Desmond Tutu : certaines branches des anciens services de sécurité avaient ainsi bénéficié d’une impunité quasiment totale pour des violations graves des droits de l’homme. Terreblanche avait quitté l’armée à la chute du régime avec le grade de colonel et s’était recyclé dans le business sécuritaire à travers plusieurs entreprises sud-africaines, notamment ATD, dont il était l’un des principaux actionnaires. D’après la source, Terreblanche bénéficiait de protections à tous les niveaux, tant en Afrique du Sud qu’en Namibie, où le conflit entre les deux pays avait permis de multiples infiltrations. On le soupçonnait de mener des opérations paramilitaires dans divers pays des Grands Lacs — trafic d’armes, location de mercenaires. Le rapport mentionnait notamment une base arrière dans le désert du Namib, une ancienne ferme sécurisée au milieu d’un site protégé, où Terreblanche exerçait ses affaires en toute tranquillité.