Brian se laissa entraîner par le jeu de ses doigts. Ils s’aiguisèrent un moment les sens, puis s’activèrent avec une frénésie compulsive, jouirent à distance, échangèrent quelques caresses épuisées, s’embrassèrent pour finir.
Il disparut bientôt dans la salle de bains, prit une douche en se demandant ce qu’il allait raconter comme bourre à Tracy, croisa son visage dans le miroir, laissa tomber aussi.
Brian Epkeen avait été beau mais c’était du passé. Il avait vu trop de sabotages, salopé trop de rendez-vous. Pas assez aimé, trop, mal, ou de travers. Quarante-trois ans qu’il allait en crabe, de dérives lointaines en diagonales quantiques, une fuite à ciel ouvert.
Il attrapa une chemise pas repassée qui lui rappelait un vague lui-même dans la glace, enfila un pantalon noir et déambula à travers la chambre. Tracy, allongée sur le lit, demandait des précisions sur leur dimanche à la mer quand Brian alluma son portable.
Il avait douze messages.
Cape Town s’étendait au pied de la Table Mountain, le massif somptueux qui, du haut de son kilomètre, dominait l’Atlantique Sud. La « Mother City », comme on l’appelait. Epkeen habitait Somerset, le quartier gay où bars et boîtes branchés se succédaient, certains ouverts à tous et sans restrictions. Colons européens, tribus xhosas, coolies indiens ou malais, Cape Town était métissée depuis des siècles : la ville phare du pays, petit New York à la plage, où résidait le Parlement et qui, de ce fait, avait été la première à appliquer les mesures de l’apartheid. Epkeen connaissait la ville par cœur. Il en avait tiré autant de nausées que d’émotions vives.
Son arrière-arrière-grand-père était arrivé ici illettré, en haillons, un de ces fermiers parlant l’espèce de hollandais dégénéré qui deviendrait l’afrikaans, appliquait la loi du talion et maniait aussi bien le fusil que l’Ancien Testament. Lui et les pionniers boers qui l’accompagnaient n’avaient trouvé que des terres arides et des bushmen aux mœurs préhistoriques sur leur route, des nomades incapables de faire la différence entre un gibier et un animal domestique, des types qui arrachaient les pattes des vaches et les mangeaient crues pendant qu’elles mugissaient à mort, des bushmen qu’ils avaient chassés comme des loups. Le vieux n’en graciait aucun, car dans le cas contraire, il avait toutes les chances de retrouver sa famille massacrée. Il refusait de payer les impôts au gouverneur de la colonie anglaise qui les laissait au contact des populations hostiles, défrichant le pays et se battant pour survivre. Les Afrikaners n’avaient jamais compté sur rien ni personne. C’est ce sang-là que Brian avait dans les veines, du sang de poussière et de mort : du sang de brousse.
Atavisme anthropologique ou syndrome d’une fin de race annoncée, les Boers étaient les éternels perdants de l’Histoire — suite à la guerre éponyme qui avait vu leur vainqueur britannique brûler leurs maisons et leurs terres, vingt mille d’entre eux parmi lesquels femmes et enfants étaient morts de faim et de maladie dans les camps de concentration anglais où on les avait parqués — et l’instauration de l’apartheid leur plus vaine défaite[11].
Brian considérait que ses ancêtres, en instaurant ce système, avaient chié dans leur froc : la peur du Noir avait envahi les consciences et les corps avec une charge animale qui rappelait les vieilles peurs reptiliennes — peur du loup, du lion, du mangeur d’homme blanc. On ne pouvait rien bâtir là-dessus : la phobie de l’autre avait dévoré la raison, ses mécaniques, et si la fin du régime honni avait rendu aux Afrikaners un peu de leur dignité, quinze années ne suffisaient pas à effacer leur part d’Histoire…
Epkeen longea les buildings vieillots du centre-ville, puis les façades colorées des maisons à colonnades de Long Street. Les avenues étaient dégagées, les gens pour la plupart partis à la plage. Il remonta vers Lions Head et attrapa un peu de fraîcheur en passant la main par la vitre ouverte — le système de climatisation de sa Mercedes avait rendu l’âme il y a mille ans. Un modèle de collection, comme lui — une formule de Tracy, qu’il avait prise pour un compliment. Il roula sans plus penser à elle, ni à cette histoire de week-end chez ce « Jim ».
L’intrusion de David lui laissait un goût amer. Six ans qu’ils ne se parlaient plus, ou si mal qu’il aurait mieux valu se taire. Brian espérait que les choses s’arrangeraient mais David et sa mère lui en voulaient toujours. Il l’avait trompée — c’est vrai — avec des Noires — surtout. Brian n’était fidèle qu’à ses convictions, mais au fond, tout était de sa faute. Ruby avait toujours été une furie tragique blessée jusqu’aux os, et lui un demeuré de première : ça crevait les yeux que cette fille était un avis de tempête force dix. Ils s’étaient rencontrés à un concert de Nine Inch Nails lors d’un festival de soutien pour la libération de Mandela, et sa façon de s’autotorpiller au milieu du fracas électrique l’avait rendu capteur d’orages féminins : une fille qui rebondissait sous les riffs de Nine Inch Nails était forcément de la pure dynamite… Brian était tombé amoureux, une rencontre comme une collision de lignes de fuite et un faisceau brûlant d’amour qui filait droit jusqu’à ses yeux de cinglée…
Kloof nek : Epkeen évita de peu le métis qui zigzaguait au milieu de la rue, un bandage sur la tête, et s’arrêta au feu rouge. La chemise trouée et parsemée de taches de sang, la loque s’écroula un peu plus loin, les bras en croix sous le soleil. D’autres rebuts cuvaient sur les trottoirs, trop abrutis d’alcool pour tendre la main aux rares passants.
La Mercedes bifurqua à l’angle de l’avenue et prit la M3 en direction de Kirstenbosch.
Deux véhicules de police gardaient l’accès du Jardin botanique. Epkeen vit le van de l’équipe du coroner sur le parking, la voiture de Neuman près des boutiques de souvenirs, des groupes de touristes déroutés par la nervosité qu’on mettait à les refouler. Les nuages tombaient des sommets de la montagne, moutons affolés. Brian montra sa plaque d’officier au constable[12] qui filtrait les portillons, passa sous la voûte du grand bananier à l’entrée et, une horde d’insectes à ses trousses, suivit le chant des oiseaux vers l’allée principale.
Kirstenbosch, musée vivant, plantes alambiquées, arbres et fleurs multicolores étendus en marée végétale au pied de la montagne ; Brian croisa un faisan sur la pelouse à l’anglaise, qui déguerpit en se gaussant, et marcha jusqu’au bosquet d’acacias.
Sa Majesté se tenait un peu plus loin, son mètre quatre-vingt-dix voûté sous les branches, s’entretenant à voix basse avec Tembo, le légiste. Un vieux Noir en salopette verte faisait le pied de grue dans leur dos, réduit de moitié sous le soleil et sa casquette trop grande. Une équipe du labo relevait les empreintes sur le sol, une autre achevait de prendre les photos. Epkeen salua Tembo, qui s’en allait sous son chapeau de feutre jazzy, puis le vieux Noir dans sa salopette municipale. Neuman l’attendait avant de vider les lieux.
— Tu as une sale gueule, fit-il en le voyant.
— Tu verras dans dix ans, mon joli…
Epkeen aperçut alors le corps au milieu des fleurs : sa façade, passablement mitraillée depuis le réveil, s’effondra un peu plus.
— C’est monsieur qui l’a trouvée ce matin, dit Neuman en se tournant vers le jardinier.
Le vieux Noir ne disait rien. On voyait qu’il n’avait pas envie d’être là. Epkeen se pencha vers les iris en faisant le plein de bêta-bloquants. Le corps de la fille gisait sur le dos, les genoux repliés, mais c’est la vision de la tête qui le fit reculer : on ne voyait pas ses yeux, ni ses traits. On l’avait rayée de la carte, et ses mains crispées vers un agresseur à la fois invisible et omniprésent la laissaient comme pétrifiée dans la peur…
11
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