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Epkeen crevait de chaud malgré la climatisation de la chambre d’hôpital. On l’avait roué de coups, scalpé, passé à la chaise électrique. De l’autre côté du lit, Krugë écoutait son rapport sans mot dire. La police avait ramassé une vingtaine de cadavres dans le township, parmi lesquels la mère de Neuman, et des ossements humains derrière l’église de Lengezi… Pour le moment, la presse n’était pas au courant.

— Vous savez où est Neuman ? demanda le chef de la SAP.

— Non.

Epkeen émergeait à peine quand Krugë avait débarqué pour l’interroger. Le gros homme cala son double menton sur le col de sa chemise.

— S’il y a des preuves de ce que vous avancez, soupira-t-il, il va falloir me les montrer… Vous n’avez rien, lieutenant.

Un vol de corbeaux passa dans ses yeux grillagés :

— Comment ça, je n’ai rien ?

— Où sont vos preuves ?

— La séquestration chez Van der Verskuizen, le cadavre de Debeer, Terreblanche en fuite : qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

— Nous n’avons aucun témoin de cette affaire, répliqua Krugë : pas un.

— Évidemment, ils sont tous morts.

— C’est bien le problème. Personne ne sait d’où sortent les ossements retrouvés derrière l’église du township, ni qui les a mis là. Neuman disparu de la circulation, nous n’avons aucune explication. Quant à ce qui s’est passé chez le dentiste, ajouta-t-il, on n’a pas trouvé d’empreintes. Ou plutôt, si : les vôtres.

— Tout a été effacé, vous le savez bien, rétorqua Brian depuis son tas d’oreillers. Comme pour la maison de Muizenberg. Le compte offshore est…

— Information obtenue de manière illégale, trancha Krugë. L’agent Helms nous a tout expliqué de vos procédures.

Le visage d’Epkeen blêmit un peu plus sous la lumière artificielle. Janet Helms les avait trahis. Elle les avait lâchés alors qu’ils touchaient au but. Ils s’étaient laissé berner par ses putains d’yeux de phoque…

— Terreblanche et Rossow ont participé au Project Coast du docteur Basson, répéta l’Afrikaner en gardant son calme. Terreblanche avait les compétences et la logistique pour organiser une opération de cette envergure. Covence offre une couverture légale : il suffit d’interroger Rossow.

— Vous croyez quoi, lieutenant ? Que vous allez attaquer une multinationale pétrochimique avec ça ? Terreblanche, Rossow ou Debeer ne figurent sur aucun de nos fichiers. Rien ne corrobore ce que vous avancez… (Krugë le figea comme un lapin pris dans les phares.) Vous savez ce qui va se passer, Epkeen ? Ils vont vous attaquer, vous, avec une armada d’avocats. Ils vont trouver des choses sur vous, vos mœurs dissolues, votre fils qui refuse de vous voir et les disputes avec votre ex, dont vous n’avez toujours pas digéré la séparation. Ils vont vous accuser d’avoir assassiné Rick Van der Verskuizen.

— Quoi ?

— Nous aurions été curieux d’entendre les aveux du dentiste, concéda Krugë : malheureusement, il a été retrouvé mort dans son salon, abattu d’une balle dans la nuque avec votre arme de service.

— Qu’est-ce que vous insinuez ! Nous avons été séquestrés, on m’a torturé pour que je révèle ce que je savais après ma visite dans l’agence de Hout Bay, avant de nous injecter assez de came pour défoncer un buffle. La saloperie que j’ai dans le sang, le cadavre de Debeer, les pièces à conviction dans la mallette, ça non plus ça ne compte pas ?

Krugë n’en démordait pas :

— L’arme qui a tué le dentiste a été retrouvée dans la chambre avec vos empreintes : ils vont vous mettre ça sur le dos. Ça discréditera votre témoignage et celui de votre ex, qu’on dépeindra comme une sorte de furie aux humeurs changeantes capable de tout pour punir un homme adultère, quitte à s’allier à son meilleur ennemi… Ils vont dire que vous êtes devenue accro à cette fameuse drogue, poursuivit-il, que vous avez voulu vous refaire un peu sur le dos de la bête et que vous avez liquidé le dealer, Debeer, lors d’un accès d’ultra-violence…

— Une mise en scène, s’irrita Epkeen, vous le savez aussi.

— Prouvez-le.

— Enfin, c’est ridicule !

— Pas plus que votre histoire de complot industriel, enfonça le chef de la police. Après ce qui s’est passé durant l’apartheid, vous devez savoir que l’Afrique du Sud est le pays le plus surveillé en matière de recherches médicales, notamment pour tout ce qui concerne les tests sur les cobayes humains. Il faudra convaincre les jurés de vos allégations… Vous avez causé un sacré carnage dans cette baraque, ajouta-t-il, l’œil torve. Et les photos prises dans la chambre où on vous a retrouvés ne plaident pas en votre faveur…

— Quelles photos ?

Une lueur de suspicion passa dans ses yeux fades.

— Vous n’avez pas vu dans quel état vous avez mis votre ex, dit-il. Les mains liées dans le dos, votre sang barbouillé sur son corps, ses vêtements déchiquetés, les griffures, les coups, les violences sexuelles… Ce n’est plus de l’amour, Epkeen, c’est de la rage… Quand on vous a trouvé, vous tourniez en rond autour du lit, hagard.

Un frisson passa dans son dos. Un lion. Un putain de lion qui défendait son territoire…

— Je n’ai pas violenté ma femme, dit-il dans un lapsus.

— C’est pourtant sa peau qu’on a retrouvée sous vos ongles : ça sera du plus bel effet devant un jury…

Brian tangua un instant sur le lit d’hôpital, se rattrapa au vide : la dope, les rats du coroner, la dernière phase, celle de l’agression…

— Ils nous ont drogués, feula-t-il. Vous le savez comme moi.

— Il y a vos empreintes sur la seringue.

— Pour me faire porter le chapeau. Putain, Debeer avait des gants plastifiés quand vous l’avez trouvé, non ?

— Ça n’explique rien. C’est du moins ce qu’ils défendront devant un tribunal… Quoi qu’il arrive, ce que vous pourrez dire au sujet d’une collusion entre votre labo fantôme et un groupe paramilitaire dirigé par un ancien colonel de l’armée pourra être retourné contre vous : votre visite nocturne dans l’agence de Hout Bay, en dehors du fait qu’il n’en reste aucun document, sera de toute façon déclarée nulle pour vice de forme.

— Tout est dans la clé USB.

Krugë ouvrit les mains en signe de bonne foi :

— Je ne demande qu’à la voir…

Un goût infect pataugeait dans la bouche de Brian, la tête lui tournait. Ruby, Terreblanche, Debeer, les injections, la disparition d’Ali, les informations se bousculaient dans sa tête et la descente s’annonçait vertigineuse… Il scruta le visage flasque du superintendant, impassible de l’autre côté du lit.

— Vous êtes dans le coup, Krugë ?

— Je mets cette réflexion sur le compte d’un esprit égaré, gronda le chef de la SAP, mais faites attention à ce que vous dites, lieutenant… Je tiens simplement à vous prévenir : l’industrie pétrochimique est un des lobbys les plus puissants sur cette foutue planète.

— Un des plus pourris aussi.

— Écoutez, se radoucit-il : croyez-le ou non, je suis avec vous. Mais il va falloir des arguments sacrément solides pour convaincre le procureur d’entamer une procédure judiciaire, des perquisitions… Il faudra aussi démonter une à une les accusations qu’on pourra porter contre vous, et nous n’avons que votre parole.

Epkeen écoutait le chef de la police, hébété.

— Et mes yeux ? lança-t-il d’un air mauvais. Je me les suis brûlés pour faire joli ?

— Ils vont demander des examens psychiatriques et…