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Brian leva la main comme on jette l’éponge. Il revenait à la vie, trop tard. La situation était absurde — ils n’avaient pas traversé toute cette merde pour échouer là, dans une chambre d’hôpital.

— Je n’entame pas de procédure contre vous, annonça Krugë pour conclure l’entrevue : pas pour le moment. Mais je vous conseille de vous tenir à carreau, le temps qu’on mettre tout ça au clair. Vous n’êtes de toute façon plus chargé de l’enquête. Gulethu a assassiné les gamines : voilà la version officielle. Personne ne tire les ficelles d’un réseau industrialo-mafieux : il n’y a qu’un fiasco lamentable et ma tête sur le billot. L’affaire est close, insista-t-il, et je vous prie de la considérer comme telle. Sans compter qu’un nouveau crime a été commis la nuit dernière : Van Vost, un des principaux donateurs du Parti national, a apparemment été victime d’une prostituée noire…

— Où est Ruby ? l’interrompit Epkeen.

— Dans une chambre, à côté, répondit le gros homme d’un signe de la tête. Mais ne comptez pas trop sur son témoignage.

— Pourquoi : vous lui avez coupé la langue, à elle aussi ?

— Je n’aime pas votre humour, lieutenant Epkeen.

— Vous avez tort, on s’amuse follement après une séance de torture.

— Vous avez outrepassé vos directives et agi de manière inconsidérée, s’échauffa Krugë. Je m’en entretiendrai avec Neuman dès qu’il se manifestera et appliquerai les mesures qui s’imposent.

— Étouffer l’affaire, c’est ça ? Vous avez peur pour votre putain de Coupe du monde ?

— Rentrez chez vous, gronda Krugë. Et restez-y jusqu’à nouvel ordre. Compris ?

Epkeen acquiesça. Message reçu. Destination nulle part.

Le chef de la police quitta la chambre en laissant la porte ouverte, marmonna quelques mots inaudibles dans le couloir et s’éloigna. Janet Helms apparut bientôt. Elle portait son uniforme étriqué et un sac plastique à la main.

— Je vous ai apporté des vêtements propres, dit-elle.

— Vous voulez une médaille ?

La métisse s’avança timidement, croisa le regard accusateur d’Epkeen sur le lit, posa les affaires sur la chaise voisine.

— Krugë vous a cuisinée, hein ? fit-il avec morgue.

Janet baissa la tête comme une gamine prise en faute, se triturant les doigts.

— Tout ce que nous avons réuni est indéfendable devant un tribunal, se dédouana-t-elle. Je n’avais pas d’autre choix. C’est ma carrière qui est en jeu dans cette affaire… (Elle releva ses grands yeux mouillés.) Je n’avais plus de nouvelles de vous depuis hier matin… J’ai cru qu’ils vous avaient tué…

Son petit manège ne prenait plus.

— Vous avez des infos sur Rossow ? lui lança-t-il.

L’agent Helms pinça ses lèvres brunes.

— Vous l’avez localisé ? Vous savez où on le trouve ?

— Je n’ai pas le droit de vous en parler, dit-elle enfin.

— Ordre du chef ?

— L’affaire est close, plaida-t-elle.

— Vous oubliez Neuman… Krugë vous a demandé de me tirer les vers du nez, c’est ça ?

Janet Helms ne répondit pas tout de suite.

— Vous savez où il est ?

— Si c’était le cas, il y a longtemps que je me serais tiré d’ici, fit Epkeen, péremptoire.

L’agent de renseignements soupira. Elle hésitait visiblement. Brian la laissa mariner dans son jus. Cette fille le dégoûtait. Elle le sentit.

— Il y a une chose que je n’ai pas dit aux hommes de Krugë, lâcha-t-elle enfin. Il manque un fusil Steyr à l’armurerie… Le capitaine Neuman a signé la décharge : hier matin.

Une arme de sniper.

Le cœur de Brian s’emballa : Ali allait les tuer.

Tous.

Avec ou sans l’assentiment de Krugë.

* * *

Brian marchait sur un fil invisible dans le couloir de l’hôpital de Park Avenue. Le médecin de service refusant de le laisser partir dans cet état, il avait signé une décharge, qu’on lui foute la paix, et demandé à voir Ruby. Requête refusée : elle venait de sortir de son coma et se reposait après la trithérapie d’urgence qu’on venait de leur administrer… Il passa un coup de fil à Neuman depuis le standard de l’hôpital, à tout hasard, mais il n’y avait pas de réseau.

L’asphalte mollissait sous le soleil de l’après-midi quand l’Afrikaner quitta le bâtiment public. Il ne voyait qu’un filtre trouble derrière ses yeux brûlés, le reste partait à vau-l’eau. Envie de vomir. Nausées. Il acheta une paire de Ray Ban à dix rands sur les étals de Greenmarket, récupéra un portable et sa voiture au sous-sol du commissariat. La vitre arrière était pulvérisée, le pare-brise fissuré dans le sens de la longueur mais elle démarra au quart de tour…

And then, she… closed… Her baby blue… Her baby blue… Oh… her baby blue… EYES !!!

Les cendres voltigeaient dans l’habitacle de la Mercedes. Epkeen jeta sa cigarette par la vitre et remonta vers Somerset. Il avait toujours un épouvantable mal de crâne, et l’entretien de tout à l’heure finissait de lui mettre les nerfs en boule. Krugë étouffait l’affaire pour des raisons qui lui échappaient, ou plutôt qui le dépassaient. Mais Brian n’était pas dupe. Face à la concurrence des marchés mondiaux, les États souverains ne pouvaient quasiment rien faire pour endiguer les pressions de la finance et du commerce globalisé, sous peine de s’aliéner les investisseurs et menacer leur PNB : le rôle des États se cantonnait aujourd’hui à maintenir l’ordre et la sécurité au milieu du nouveau désordre mondial dirigé par des forces centrifuges, extraterritoriales, fuyantes, insaisissables. Plus personne ne croyait raisonnablement au progrès : le monde était devenu incertain, précaire, mais la plupart des décideurs s’accordaient à profiter du pillage opéré par les flibustiers de ce système fantôme, en attendant la fin de la catastrophe. Les exclus étaient repoussés vers les périphéries des mégapoles réservées aux gagnants d’un jeu anthropophage où télévision, sport et pipolisation du vide canalisaient les frustrations individuelles, à défaut de perspectives collectives.

Contraint ou forcé, Krugë était un pragmatique : il n’allait pas risquer une fuite d’investissements dans le pays qui s’apprêtait à organiser la grande foire au ballon rond pour une bande de gamins des rues, dont le destin oscillait entre un tesson de bouteille bourré de tik et une balle perdue. Neuman était son seul espoir — un espoir qui avait disparu depuis bientôt deux jours…

Epkeen rentra chez lui en roue libre et, terrassé pour le compte, s’étendit sur le sofa du salon. L’injection de Debeer l’avait mis dans un état terrifiant et la nuit passée à délirer sur le lit d’hôpital le laissait sur le flanc. Un cheval mort dans la boue. Il resta là un moment, à recoller les morceaux de lui éparpillés. L’atmosphère de la maison était soudain sinistre. Comme si ce n’était plus la sienne, comme si les murs voulaient le mettre dehors… Le fantôme de Ruby, spectre contaminé par le virus, qui venait se venger de lui ? Il chassa ses délires de junkie en pleine descente, avala deux cachets d’analgésiques et mit le dernier Scrape sur la platine. À bloc — les corbeaux nettoieront… De fait, un voile noir passa bientôt au-dessus de lui, écroulé sur le sofa. La musique grondait dans le salon, à en décoller la peau du ciel. Les pensées s’organisèrent lentement… Qu’importe le double jeu de Janet Helms : Ali avait coupé le contact pour garder les mains libres. Et s’il avait choisi une arme de sniper à l’armurerie, c’est qu’il savait où se trouvaient les tueurs…