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L’Afrikaner abandonna les recherches au crépuscule.

Il prévint les autorités locales du carnage perpétré dans la ferme et trouva refuge au Desert Camp, un lodge en bordure de la réserve.

L’été aidant, l’hôtel était presque vide ; il gara son tas de poussière devant la plaine immense et négocia les clés à la petite Namibienne de l’accueil. Une minuscule piscine en céramique donnait sur le désert rouge. Les tentes aussi étaient du haut de gamme, des tentes de brousse aux matériaux ingénieux, avec cuisine extérieure, salle de bains marocaine et ouvertures multiples sur la nature environnante. Brian prit une douche froide et but une bière en regardant la nuit tomber. La savane s’étendait, fabuleuse, jusqu’aux monts taillés du Namib… Ali était là, quelque part…

Brian quitta la terrasse et fit quelques pas vers le désert. Une autruche passa au loin. Fourbu, il s’allongea au pied d’un arbre mort. Le sable était doux sous ses doigts, le silence si total qu’il dévorait l’immensité… Il pensa à son fils, David, parti faire la bringue à Port Elizabeth, puis à Ruby, qui devait se morfondre sur son lit d’hôpital… Il ne savait pas s’ils étaient sauvés, si le virus muterait, si elle lui en voulait. Le visage d’Ali prenait toute la place… Pourquoi ne l’avait-il pas prévenu ? Pourquoi ne lui avait-il rien dit ?

Cent, mille étoiles apparurent dans le ciel. Un hibou se posa sur la branche de l’arbre mort où il reposait, à grand renfort de battements d’ailes : un oiseau de nuit aux plumes blanches repliées avec soin, qui le fixait de ses yeux intermittents… La nuit était noire maintenant. Des essaims d’étoiles se bousculaient le long de la Voie lactée, des étoiles filantes sillonnant le ciel.

Brian resta allongé là, les bras écartés sur le sable orange et tiède, à compter les morts : un cortège qui, comme lui, flottait dans la nébuleuse…

— Où es-tu ?

Depuis son perchoir rachitique, le hibou ne savait pas. Il observait l’humain, stoïque.

Bref moment de fraternité : Epkeen s’endormit à la lueur d’un stick de Durban Poison qui, au bout du désespoir, l’envoya par le fond.

* * *

La lune les avait guidés vers l’horizon engourdi, témoin muet de leur chemin de croix. Terreblanche divaguait depuis un moment dans un semi-coma, le teint toujours plus pâle sous l’astre blanc. Une croûte jaune avait recouvert la plaie sur son bras. Il marchait comme un pantin boiteux, les yeux perdus au fond du temps. Enfin, après quatre heures de marche forcée à travers les dunes, l’ancien colonel s’écroula.

Il ne se relèverait plus. Le sang perdu, le venin de l’araignée, la journée sous l’étuve et la marche avaient fini de le déshydrater. Ils n’avaient parcouru qu’une poignée de kilomètres : la ferme était encore loin, à l’autre bout de la nuit. Neuman tenta à peine de lui parler : il avait la gorge si sèche qu’un mince sifflement sortit de sa bouche. Terreblanche, à ses pieds, ressemblait maintenant à un petit vieux. Il tenta de le réanimer, en vain. Le militaire ne réagissait plus. Ses lèvres bougeaient pourtant, fendues par la chaleur.

Ali passa une menotte au poignet de Terreblanche, l’autre au sien, et commença à le tirer sur le sable.

Chaque pas faisait plier sa côte blessée, chaque pas lui coûtait deux vies mais le Zoulou tenait à sa charogne : il ne tenait plus qu’à sa charogne.

Cent, deux cents, cinq cents mètres : il lui parlait pour s’encourager, il parlait à sa pourriture inanimée pour ne plus penser, ni à sa mère ni à personne. Il l’avait traînée comme ça deux heures durant, aussi loin que ses jambes pouvaient le porter, sans se demander si Terreblanche respirait encore. Ali marchait sur une ligne imaginaire. Mais ses forces s’amenuisaient. Sa chemise, tout à l’heure trempée, était maintenant aussi sèche que sa peau. Ali n’avait plus de sueur. Il ne tenait plus debout. À peine plié. L’effort l’avait dévoré en entier. Ses cuisses étaient du bois de cristal. Sa gorge surtout le brûlait atrocement. Il titubait, sa charogne à bout de bras, dévalait les pentes, le hissait sur les sommets, retombait de l’autre côté, délirant. Sa charogne était morte. Foutue. Il la traîna encore, encore quelques mètres, mais ses forces avaient fini de fuir : Ali voyait double, triple, il ne voyait plus rien. La ferme trop loin. Pensait par bribes. Plus de salive dans ses pensées. Plus d’huile dans sa belle mécanique.

Il se laissa choir contre les flancs d’une dune.

Un silence étourdissant plana sur le désert. Ali distinguait à peine les petits yeux de chrome qui l’observaient depuis la voûte céleste. Une nuit noire.

— Tu as peur, petit Zoulou ? Dis : tu as peur ?

Personne ne savait. Pas même sa mère : il y avait le cadavre de son père à décrocher, ses lambeaux de peau qui s’en allaient à l’eau claire, Andy réduit à une chose noire et tordue, l’enterrement, les morts à pleurer, le sangoma ignare qui l’avait ausculté, leur fuite à organiser… Personne ne savait ce que les vigilantes lui avaient fait derrière la maison. Le corps lacéré de son père, les larmes noires d’Andy, son short plein de pisse, l’odeur de caoutchouc brûlé, tout allait trop vite. Les vigilantes qui l’écartèlent derrière la maison, ses cris épouvantés, les trois hommes cagoulés qui lui massacrent les testicules, à coups de pied, les chiens de guerre qui s’acharnent pour le rendre impuissant : le film repassa une dernière fois sur l’écran noir du cosmos.

Ali rouvrit les yeux. Ses paupières étaient lourdes mais une sensation de légèreté inconnue, lentement, absorbait son esprit… Fin de l’insomnie ? Ali songea à sa mère qu’il aimait, une image d’elle heureuse soulevant son gros rire d’aveugle, mais un autre visage envahit bientôt tout l’espace. Zina, Zaziwe, ce rêve mille fois commis quand, la nuit, son odeur de brousse venait l’envelopper et le tirer loin du monde, avec elle… Une brise tiède vint lisser le sable au creux de la dune.

Ali ferma les yeux pour mieux la caresser. C’était fait.

11

— Vous avez vu mon bébé ? Dites, monsieur… Vous avez mon bébé ?

Une vieille en guenilles s’était approchée des pompes à essence. Epkeen, qui grillait sous la tôle, fit à peine attention à elle. La Khoi Khoi venait du village voisin, tout au plus une vingtaine de huttes misérables sans eau ni électricité qui jouxtaient la station-service. Elle parlait avec les « clics » caractéristiques de sa langue, une femme sans âge, le visage couvert de sable.

— Vous avez vu mon bébé ? répéta-t-elle.

Epkeen sortit de sa léthargie. Elle tenait un vieux chiffon crasseux contre sa poitrine et le regardait, implorante… Le pompiste namibien tenta bien de l’éloigner mais la villageoise revenait à la charge, comme si elle n’entendait pas. Elle déambulait ainsi toute la journée. Elle berçait son bout de chiffon en répétant la même phrase, toujours la même, depuis des années, à chaque automobiliste qui venait faire le plein :

— Monsieur… S’il vous plaît… Vous avez vu mon bébé ?

Elle était devenue folle.

On disait que son nourrisson dormait dans la hutte quand, revenant du puits, sa mère avait vu les babouins l’emporter. Les singes avaient enlevé le bébé. Les hommes du village avaient aussitôt mené la chasse, ils avaient cherché partout dans le désert mais on n’avait jamais retrouvé le nourrisson, rien qu’un morceau de layette déchiqueté dans les rochers. Ce bout de chiffon qu’elle traînait depuis avec elle, et qu’elle berçait, pour apaiser son malheur…