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— Le crime a eu lieu vers deux heures, cette nuit, dit Neuman d’une voix mécanique. Le terrain est sec mais on a des fleurs piétinées tachées de sang. Probablement celui de la victime. Pas d’impact de balle. Tous les coups sont concentrés sur le visage et le sommet du crâne. Tembo pencherait pour un marteau, ou un objet similaire.

Epkeen observait ses cuisses blanches mouchetées de sang, des jambes encore un peu potelées, une fille qui avait l’âge de David. Il chassa ses visions d’horreur, vit qu’elle était nue sous sa robe.

— Viol ?

— Difficile à déterminer, répondit Neuman. On a retrouvé un string à ses côtés, l’élastique intact. En tout cas, il y a eu un rapport sexuel. Consentant ou non, ça reste à déterminer.

Epkeen passa le doigt sur l’épaule dénudée de la fille et le porta à ses lèvres : la peau avait un léger goût de sel… Il enfila les gants de latex que lui tendait Neuman, examina les mains de la victime, ses doigts bizarrement rétractés (il y avait un peu de terre sous les ongles), puis les marques qui filaient sur ses bras : des petites écorchures, presque rectilignes. La robe était déchirée par endroits, des trous comme des accrocs.

— Elle a deux doigts cassés ?

— Oui : à la main droite. Elle a dû chercher à se protéger.

Deux infirmiers attendaient dans l’allée, brancard à terre. La station prolongée sous le soleil commençait à leur taper sur les nerfs. Epkeen se redressa, les jambes comme du mercure.

— Je voulais que tu voies ça avant qu’on l’emporte, fit Neuman.

— Merci, Seigneur. On sait qui c’est ?

— On a retrouvé une carte de vidéoclub au nom de Judith Botha dans la poche de son gilet. Une étudiante. Dan est parti vérifier.

Dan Fletcher, leur protégé.

Les insectes bourdonnaient sous les acacias du Jardin botanique. Epkeen oscilla un instant au hasard de leurs trajectoires mais deux soleils noirs croisaient dans les yeux de Neuman : le pressentiment qu’il traînait depuis l’aube ne l’avait pas quitté.

* * *

Une ambulance hurlante avait créé un attroupement devant le Seven Eleven de Woodstock : un corps sur le trottoir, des gens affolés qui se tenaient la tête, les hommes de l’Explosive Unit qui déboulaient en gilet pare-balles… Dan Fletcher longea l’avenue sale du quartier populaire avant de bifurquer vers la M3. Si jusqu’alors Cape Town échappait aux brinks, ces actes de terreur quotidiens dont Johannesburg était l’épicentre, ce genre de scène devenait de plus en plus fréquent, même en ville. Une évolution inquiétante, dont les journaux faisaient leurs choux gras.

Fletcher avait fouillé le studio de Judith Botha sans trouver d’indices définitifs quant à sa disparition : les voisins n’avaient pas vu la jeune femme du week-end et le studio semblait mariner dans son jus d’étudiant — bouquins, paperasse de la fac, cartes postales débiles, DVD, bouts de pizza, et la photo d’une blonde souriant à l’objectif qui répondait au signalement de la victime… Dan avait obtenu le numéro des parents, Nils et Flora Botha : l’employée de maison qui avait fini par répondre au téléphone n’avait pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait madame Botha, mais son mari, Nils, devait être « au rugby »…

Fletcher ne connaissait pas Nils Botha, ni rien au rugby, mais Janet Helms, qui pilotait l’enquête depuis le central, le mit au parfum. Ancien sélectionneur des Springboks, l’équipe nationale, lui-même joueur durant la période de l’embargo et du boycott sportif, Nils Botha était depuis vingt ans le coach emblématique des Stormers du Western Cape. Lui et sa femme Flora avaient un fils aîné, Pretorius, résidant à Port Elizabeth, et Judith, qui venait d’intégrer la fac d’Observatory…

Fletcher revoyait le visage défiguré au milieu des fleurs, les lianes poisseuses de ses cheveux blonds, les grumeaux de cervelle qui s’échappaient du crâne… Il avait caché ses répulsions à Neuman mais ça ne trompait personne, surtout pas les vieux flics du central, qui en avaient vu d’autres. « Bouche à foutre » était le surnom que lui avait donné Van Vlit, le sergent instructeur des tirs sur cibles mouvantes, la terreur des jeunes recrues. « Bouche à foutre » avait fait le tour du service, Dan avait même trouvé des magazines gay dans le tiroir de son bureau, les pages collées, ah ah ah, et puis ça s’était calmé… Fletcher s’imaginait que la période de bizutage était terminée : il se trompait. Neuman l’avait choisi pour ses talents de sociologue, pas pour essuyer les remarques homophobes des rougeauds du commissariat central. Le Zoulou avait assommé le sergent instructeur d’un coup de poing derrière la nuque et lui avait baissé son froc devant les autres : il avait empoigné son fameux Colt chromé, dont Van Vlit était si fier, le lui avait enfoncé jusqu’au barillet et il l’avait laissé là, avec son gros cul boutonneux, ceint d’une rage froide qui valait tous les avertissements. Fin des sobriquets. Début de leur collaboration.

Dan Fletcher s’extirpa de la M3 qui surplombait la ville et, basculant de l’autre côté de la montagne, atteignit le complexe sportif.

Les Stormers préparaient le Super 14, le championnat des provinces de l’hémisphère Sud. On en était encore au travail foncier mais les Sud-Africains mettaient les bouchées doubles pour combler leur retard sur les Néo-Zélandais ; Fletcher trouva Botha sur le bord de touche, invectivant les gros bébés suants qui répétaient leur maul pénétrant avec opposition. Chaque ballon tombé le mettait hors de lui : il fallut l’insigne de police pour que le technicien daigne prêter attention au gringalet aux yeux de femme qui venait de débarquer. Il laissa son adjoint poursuivre l’entraînement des avants — séance de joug jusqu’à épuisement…

Les trapèzes saillant du tee-shirt malgré sa soixantaine grisonnante, trapu, Botha arborait une casquette aux couleurs du club et la pilosité des grands singes sur ses avant-bras.

— Qu’est-ce qui se passe ? fit-il, alerté par la mine du policier.

— Nous cherchons votre fille, Judith… Vous savez où elle est ?

Le regard du coach vira au sanguin :

— Eh bien… chez elle ! Pourquoi ?

— Je suis passé au studio d’Observatory, il n’y a personne, répondit calmement le flic. Son portable non plus ne répond pas.

Quelque chose de grave était arrivé, Botha le sentit tout de suite.

— Comment ça, son portable ne répond pas ?

Il tâta les poches de son short beige en quête de son téléphone, comme une solution au problème.

— Vous pouvez me décrire Judith ? demanda Fletcher. Je veux dire, physiquement…

— Eh bien, blonde, les yeux bleus, un mètre soixante-huit… Pourquoi vous cherchez ma fille ? Elle a fait quelque chose de grave ?!

Botha le regardait, incrédule. Le pouls de Fletcher s’accéléra.

— On a retrouvé le cadavre d’une jeune femme ce matin, annonça-t-il, dans le Jardin botanique de Kirstenbosch. Le corps n’est pas encore identifié mais il y avait une carte d’abonnement vidéo au nom de Judith dans son gilet. Le signalement de la victime correspond à votre fille mais rien n’est sûr… Vous connaissez l’emploi du temps de Judith, ce qu’elle avait prévu de faire, par exemple hier soir ?

Le visage rosi de l’entraîneur se décomposa lentement. Botha était connu pour ses coups de gueule à la mi-temps et son amour du rugby rugueux. Ce petit flic efféminé l’avait mis KO.

— Judith… Judith devait réviser ses partiels, avec sa copine Nicole. Au studio… C’est ce qui était convenu.

— Nicole comment ?

— Wiese… Nicole Wiese. Elles sont à la fac ensemble…